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Solenne Albert

À propos de « L’analyse profane » de Freud. Partie 2 - Formation médicale et formation en psychologie : rien en commun






À l’heure où le maître envisage de former les psychologues au sein de l’UFR de médecine  au détriment de celle de sciences humaines où la psychologie est née et s’est étoffée depuis bientôt deux siècles, l’on peaufine les arguments pour orienter notre réflexion et nos prises de positions. Comme nous l’avons montré dans notre premier article, Freud, lui-même médecin, nous éclaire sur les nombreux hiatus qui séparent la formation en médecine, de celle en psychologie.

Appréhender des faits psychologiques, à l’aide de modèles psychologiques, n’a en effet rien à voir avec l’étude de l’endocrinologie et du système nerveux autonome, indique-t-il après être passé par des études de neurologie. Il affirme que celles-ci ne lui ont rien apporté, ni sur comment écouter un patient, ni sur comment déchiffrer ses symptômes [1].

 

Le problème de la vie

Il va même plus loin, et indique que ce que l’on enseigne à l’école de médecine est exactement le contraire de ce qu’il nous faut apprendre lors d’études en psychologie : « Ici, ce qui est à prendre en considération en premier, c’est que le médecin a acquis à l’école de médecine une formation qui est à peu près le contraire de ce dont il aurait besoin »[2]pour se former à l’étude de la psychologie humaine. En effet, poursuit Freud, « son attention a été dirigée sur des réalités anatomiques, physiques, chimiques, objectivement déterminables, qui, comprises exactement et influencées de façon appropriée, conditionnent le succès du traitement médical. Le problème de la vie ne rentre dans son champ de vision que dans la mesure où jusqu’ici il s’est expliqué à nous par le jeu des forces qui sont également décelables dans la nature inorganique. Son intérêt pour les aspects psychiques des phénomènes de la vie n’est pas éveillé, l’étude des opérations supérieures de l’esprit ne concerne en rien la médecine, elle est du domaine d’une autre Faculté. »[3]

Et il poursuit : « On pourrait supporter que la formation médicale se contente de refuser aux médecins la possibilité de s’orienter dans le domaine des névroses. Elle fait plus : elle leur donne par surcroît des idées fausses et nuisibles. Les médecins dont l’intérêt pour les facteurs psychiques de la vie n’a pas été éveillé ne sont alors que trop enclins à les minimiser et à s’en moquer comme étant non scientifiques. »[4] N’est-ce pas parfois ce que malheureusement l’on rencontre en institutions, lorsque l’on est psychologue clinicien, lorsque la causalité psychique est forclose par le discours institutionnel ? La psychiatrie elle-même n’est malheureusement pas à l’abri de cette forclusion, elle qui laisse de plus en plus pénétrer dans ses murs les tenants de la causalité organique propre au cerveau, à savoir la neurologie.

« La comparaison de la spécialité analytique avec d’autres disciplines médicales […] n’est donc pas adéquate »[5], puisque l’une – médicale – est obligée – par nécessité – de forclore la causalité psychique pour pouvoir soigner.

C’est pourquoi Freud formule ce souhait pour l’avenir :« Nous n’estimons pas du tout souhaitable que la psychanalyse soit absorbée par la médecine et trouve sa sédimentation ultime dans un traité de psychiatrie, au chapitre thérapeutique, à côté de procédés tels que la suggestion hypnotique, l’autosuggestion, la persuasion, qui, puisés aux sources de notre ignorance, doivent leurs effets à court terme à l’inertie et à la lâcheté des masses. Elle mérite un meilleur sort et j’espère qu’elle l’aura. En tant que « psychologie des profondeurs », théorie de l’inconscient psychique, elle peut devenir indispensable à toutes les sciences qui s’occupent de la genèse de la civilisation humaine et de ses grandes institutions, tels l’art, la religion et l’ordre social. »[6]

 

La formation médicale et le risque d’étouffement de l’analyse

D’autre part, explique Freud, la masse la plus importante de ce qu’enseigne l’école de médecine, le psychologue orienté par la psychanalyse ne pourrait s’en servir. « Aussi bien la connaissance des os du tarse que celle de la constitution des hydrates de carbone, du parcours des fibres nerveuses du cerveau, […] ; tout cela, en soi certes, hautement estimable, n’a pas la moindre importance pour lui, ne le concerne en rien, ces connaissances ne l’aident pas directement à comprendre une névrose et à la guérir. »[7]

« Il est injuste et inadéquat au but recherché de contraindre un homme qui veut en délivrer un autre du tourment d’une phobie ou d’une représentation obsédante, à en faire un détour par les études médicales. On le fera d’ailleurs sans succès, à moins qu’on ne réussisse à étouffer purement et simplement l’analyse. »[8] Le danger, en effet, indique là Freud en substance, est de faire taire le patient, en lui proposant des méthodes thérapeutiques basées sur des protocoles dont la structure est comportementale. La patiente et fine analyse de la phobie du petit Hans, par exemple, aurait été étouffée si le but avait été d’en délivrer le patient, sans chercher à le faire parler pour en connaître les multiples causalités signifiantes.

« L’homme malade est un être compliqué, il nous rappelle que nous n’avons pas le droit d’effacer de l’image de la vie ces phénomènes psychiques si difficilement saisissables. Le névrosé est même une complication indésirable, un embarras pour l’art de guérir, non moins que pour l’exercice de la justice et le service militaire. Mais il existe, et il concerne la médecine de très près. Et pour lui trouver sa place, comme pour le traiter, la formation médicale n’apporte rien, mais rien du tout. »[9]

 

Intervention des pouvoirs publics ?

« D’une manière générale, la pratique de la psychanalyse est-elle un objet qui doive être soumis à l’intervention des pouvoirs publics, ou est-il plus indiqué de l’abandonner à son développement naturel ? »[10], s’interroge Freud. Voilà également une question extrêmement d’actualité pour les Psychologues freudiens qui se sont opposés à l’arrêté du 10 mars 2021, relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues, ou bien, il y a quelques années [en 2004], contre l’amendement Accoyer. « Il règne dans notre patrie, depuis toujours, une vraie furor prohibendi, un penchant à mettre en tutelle, à intervenir et à interdire, qui, comme nous le savons tous, n’a pas précisément porté de bons fruits », indique Freud, déplorant « les penchants bureaucratiques de nos sociétés ».

À cette question, Freud propose son avis éclairé, selon lequel un excès d’ordonnances et d’interdictions nuit à l’autorité de la loi. « C’est un fait d’observation : là où il n’existe que peu d’interdictions, elles sont soigneusement respectées ; là où à chaque pas on se heurte à des interdictions, on éprouve bel et bien la tentation de passer outre. »[11] C’est donc au bon sens et au transfert, propres à chacun, que Freud fait confiance, défendant plutôt une « politique du laisser-faire »[12] qu’une politique prohibitive ou interdictrice. Gageons que ceux qui ont la lourde responsabilité de porter des lois et de modifier des cursus d’études soient avertis de ceci, que nous transmet Freud, et qui est fondamental : « La psychanalyse n’est pas une spécialité de la médecine. Je ne vois pas comment on peut s’obstiner à le nier. La psychanalyse est une part de la psychologie ; elle n’est pas non plus de la psychologie médicale au sens ancien, ni de la psychologie des processus morbides, mais de la psychologie tout court, certes pas la totalité de la psychologie, mais son soubassement, peut-être bel et bien son fondement. Qu’on ne se laisse pas induire en erreur par la possibilité de son utilisation à des fins médicales ; l’électricité aussi et les rayons x ont trouvé une utilisation en médecine, mais la science dont tous deux relèvent, c’est bien la physique. »[13]

Il reste donc à porter l’attention la plus aiguisée aux simplifications outrancières, mais aussi à ne pas négliger la complicité du sujet lui-même qui se cache derrière les prescriptions magistrales dont il sait confusément qu’elles sont inadéquates. L’inflexible Freud pouvait taxer de lâcheté ce sujet égaré, non sans savoir que ce défaut participe de la souffrance morale. Là encore, c’est la question de la rencontre avec un autre discours qui peut relancer les dés, et sachant qu’aucun coup de dé, fût-il joué par le maître, n’a le pouvoir d’abolir le hasard, il ne nous reste qu’à persévérer, puisque tels sont notre goût et notre choix.


[1]     Freud S., L’analyse profane, Folio essais, p.152.

[2]     Ibidem, p. 107.

[3]     Ibid.,

[4]     Ibid., p. 109.

[5]     Ibid.

[6]     Ibid., p. 136.

[7]     Ibidem, p. 134.

[8]     Ibid.

[9]     Ibidem, p. 108.

[10]  Ibid., p. 115.

[11]  Ibid.

[12]  Ibid., p. 120.

[13]  Ibid., p. 144.

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