Jacques Lacan, dans son rapport théorique présenté au XIe congrès des psychanalystes de langue française, réuni à Bruxelles en mai 1948, sous le titre « L’agressivité en psychanalyse », s’en réfère dès les premières lignes à l’expérience freudienne de la psychanalyse et à sa théorisation, « une expérience fondée sur une technique, un système de concepts auquel nous sommes fidèles, autant parce qu’il a été élaboré par celui-là même qui nous a ouvert toutes les voies de cette expérience, que parce qu’il porte la marque vivante des étapes de cette élaboration »[1]. Il en précise les contours : « à l’opposé du dogmatisme qu’on nous impute, nous savons que ce système reste ouvert non seulement dans son achèvement, mais dans plusieurs de ses jointures ». C’est en se rapportant dès lors à la rupture épistémologique et clinique opérée par la psychanalyse qu’il engage son travail :
« Ces hiatus paraissent se conjoindre dans la signification énigmatique que Freud a promue comme instinct de mort : témoignage, semblable à la figure du Sphinx, de l’aporie où s’est heurtée cette grande pensée dans la tentative la plus profonde qui ait paru de formuler une expérience de l’homme dans le registre de la biologie. Cette aporie est au cœur de la notion de l’agressivité, dont nous mesurons mieux chaque jour la part qu’il convient de lui attribuer dans l’économie psychique »[2].
À la manière d’Henri Wallon[3], J. Lacan fait référence aux travaux de Charlotte Bühler, Elsa Köhler, et de l’école de Chicago, permettant d’entrevoir, par la simple observation, les étapes chez l’enfant de l’histoire de la genèse mentale de l’homme, « plusieurs plans de manifestations significatives, mais auxquels seule l’expérience analytique peut donner leur valeur exacte en permettant d’y réintégrer la relation subjective ».
« Le premier plan nous montre que l’expérience de soi-même chez l’enfant du premier âge, en tant qu’elle se réfère à son semblable, se développe à partir d’une situation vécue comme indifférenciée. Ainsi autour de l’âge de huit mois dans ces confrontations entre enfants (…) l’agressivité qui se manifeste dans les retaliations de tapes et de coups ne peut seulement être tenue pour une manifestation ludique d’exercice des forces et de leur mise en jeu pour le repérage des corps. Elle doit être comprise dans un ordre de coordination plus ample : celui qui subordonnera les fonctions de postures toniques et de tension végétative à une relativité sociale dont un Wallon a remarquablement souligné la prévalence dans la constitution expressive des émotions humaines ».
Lacan rompt à cet instant avec cet abord, qui impose l’idée d’une union indissoluble du biologique et du social, en rappelant sur le champ ses propres avancées dans son Stade du miroir : « Bien plus, j’ai cru moi-même pouvoir mettre en valeur que l’enfant dans ces occasions anticipe sur le plan mental la conquête de l’unité fonctionnelle de son propre corps, encore inachevé à ce moment sur le plan de la motricité volontaire »[4].
On peut lire chez René Zazzo, dans son ouvrage Psychologie et marxisme : la vie et l'œuvre d'Henri Wallon, que l'œuvre de Wallon est liée à un mouvement historique, qu’elle ne se saisit qu'à la lumière du marxisme. La psychologie de Wallon dans toutes ses démarches est essentiellement matérialiste. Sa dimension sociale n'est pas ajoutée plus ou moins tardivement à une conscience individuelle autonome, « elle est impliquée dans les premières adaptations de l'enfant incapable de rien être sans le truchement des autres »[5]. « Sitôt qu’homme il y a, le groupe et l'individu paraissent indissolublement solidaires »[6]. Ainsi les causes physiologiques et sociales se mêlent-elles et déterminent-elles un nouveau plan, un nouveau règne de la nature.
Pour rappel, la vision dialectique de Marx, qui s’oppose à celle de Hegel, considère que ce sont les conditions matérielles d’existence des hommes, en particulier leur place dans les rapports de production, qui déterminent leur conscience et non l’inverse.
« À la naissance, l’autre n’existe pas (…) et la nature sociale du nouveau-né est définie négativement : par ses incapacités qui le lient immédiatement à autrui »[7]. Le moi et l’autre se constituent conjointement et vont évoluer comme un couple indissociable.
La complexité de la pensée de Wallon apparaît justifiée par la complexité de la réalité qu'elle cherche à décrire, complexité qui adhère aux difficultés de l'investigation psychologique, précise encore Zazzo. Cette pensée ne peut donc être clarifiante ou réductrice. Wallon lui-même la définit ainsi : « ... c'est un enchaînement, une façon inhabituelle de poser les problèmes, de saisir les causalités, d'accepter et d'analyser les contradictions réelles auxquelles nous nous heurtons en psychologie ». Il invite à penser « en fonction des obstacles que le devenir lui-même oppose au devenir ultérieur », et conclut ainsi :
« Le matérialisme dialectique est donc capable d’exercer son influence en psychologie tant pratique que théorique (…) Il coordonne des points de vue que les différentes doctrines philosophiques présentent chacune sous forme exclusive et absolue. Il est pour l’organicisme, mais pas sous la forme unilatérale et mécaniste du matérialisme traditionnel. Il est, comme l’idéalisme, pour la spécificité du psychisme, mais à condition de ne pas le substituer à la réalité des choses. Il est pour le devenir incessant du sujet et de l’univers, mais pas à la façon inconditionnée et fataliste de l’existentialisme. Il est partisan de l’objectivité expérimentale, mais sans tomber dans le formalisme méthodologique du positivisme ni dans son agnosticisme de principe. Se calquant sur le réel, il en accepte toute la diversité, toutes les contradictions, persuadé qu’elles doivent se résoudre et qu’elles sont même les éléments de l’explication, puisque le réel est ce qu’il est en dépit ou plutôt à cause d’elles »[8].
Dans cette allocution de 1948, Lacan, fidèle des séminaires d’Alexandre Kojève, en appelle à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave et restaure le tranchant de la psychanalyse, dans le droit fil de la théorisation de Freud :
Il se distancie dans ces pages tant de Wallon, que de Darwin.
Clotilde Leguil, dans son éditorial de la revue Mental n°36, énonce, s’agissant de l’inconscient, que :
« l’intime et le politique sont noués. Reste à savoir en quel sens. Est-ce au sens où “tout serait politique”, où “tout” se réduirait à des rapports de domination entre oppresseurs et opprimés ? Cette lecture issue de la théorie marxiste tend à annuler le propre de la psychanalyse, soit le rapport à l’inconscient. Penser que “tout” est politique, c’est aussi nier le champ de l’intime et fuir le “je” en se réfugiant dans le “nous” de la masse ou de la communauté. La solution communautaire n’est pas la solution proposée par l’expérience analytique »[10].
Avec Hegel, n’est-ce pas à une éthique du désir en psychanalyse que Lacan nous convoque ?
[1] Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse » (1948), Écrits, Paris, Le champ freudien, Seuil, 1966, p.101-124, p. 101.
[2] Ibid.
[3] Wallon H., « Le corps propre et son image extéroceptive » (1931), in Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, P.U.F., 1949, p. 218-237.
[4] Lacan J., op. cit., p. 111-112.
[5] Zazzo R., Psychologie et marxisme : la vie et l’œuvre d’Henri Wallon, Paris, Denoël Gonthier, 1975, p. 115-116.
[6] Ibid., p. 115-116.
[7] Ibid., p. 63.
[8] Wallon H., « Fondements métaphysiques ou fondements dialectiques de la psychologie ? », la nouvelle critique, 1958 (n°100), p. 138-150.
[9] Lacan J., op. cit., p. 121.
[10] Leguil C., « L’inconscient aux temps arides de la globalisation », Mental, 2017 (n°36), p. 9-12.
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