Le prix Bettencourt pour l’intelligence de la main – Talent d’Exception – vient d’être remis à Grégoire Scalabre. Artiste céramiste, son œuvre nommée L’ultime métamorphose de Thétis, est un assemblage monumental de 70.000 amphores miniatures en porcelaine aux couleurs poétiques. Il dit de sa création inspirée par la mythologie, que ce « travail d’accumulation » lui a permis de « passer de la notion de pièce utilitaire à celle d’œuvre d’art à part entière ». C’est là ce qui est le plus insaisissable : la transformation du vase, sous la main sublimée du sculpteur.
Aujourd’hui, le cerveau semble érigé comme une pièce d’utilité, un objet dont on pourrait voir chaque recoin. Dans le travail très rigoureux d’Hervé Castanet, Neurologie Versus Psychanalyse[1], l’auteur cite le neuropsychologue Stanislas Dehaene, très médiatisé, qui souligne comment, selon lui, la neuro-imagerie s’emploie à « enfin rendre visible, à crâne ouvert, l’invisible de la pensée[2]». L’utilité du cerveau est indéniable, certes, mais il nous faut rappeler le nécessaire mystère à jamais illisible par l’imagerie qui fait la singularité du sujet. Pour les psychologues orientés par la psychanalyse, faire place à cette énigme dans les institutions médicales est crucial. Et ce mystère peut prendre bien des couleurs… H. Castanet s’appuie sur un dire de Lacan en 1964 : « Il n’y a de cause que de ce qui cloche », pour déplier un argumentaire très précis dénonçant « le mythe d’une décision rationnelle, transparente à elle-même, sûre de ce qu’elle vise » soutenu par S. Dehaene. Il souligne que « la psychanalyse opte à rebours, pour ce qui se présente comme achoppement, défaillance, fêlure[3]».
À l’hôpital, dans des services de haute technicité médicale, la faille est, là aussi, signifiante[4], et une « bien jolie proposition de parole », comme le dit ironiquement S. Dehaene, ne définit absolument pas le travail effectué en service d’oncopédiatrie – service dans lequel je travaille en tant que psychologue clinicienne. Seule technique exigeant le don d’un organe par un donneur vivant, la greffe de moelle osseuse intrafamiliale, par son intrusion biologique, réactive ses complexes familiaux[5], et percute bruyamment chacun des partenaires au jeu de la vie. Lorsqu’un enfant est nommé donneur de cellules souches pour son frère ou sa sœur, son accord et celui de ses parents sont requis juridiquement. Et il est demandé au psychologue d’en rendre compte, d’établir un compte-rendu pour un comité d’experts auquel l’enfant sera confronté pour délivrer son autorisation. Aussi l’exercice délicat du psychologue orienté par la clinique psychanalytique est-il d’accompagner l’enfant, certes, mais aussi sa famille, dans une lecture de cette demande médicale. À quoi l’enfant va-t-il dire oui ou non ? L’enfant s’en remet au désir de l’autre, et cela se fonde bien plus sur le rapport d’un sujet à son désir, qu’au savoir éclairé de la médecine ou de la biologie cellulaire. C’est la part énigmatique du consentement, nous dit Clotilde Leguil[6]. Au regard de ce que nous a enseigné Freud, aucune, aucun de nous n’est maître dans sa propre maison[7] ; nous pouvons penser que la liberté du consentement de l’enfant donneur ne peut être entièrement attestée ni garantie par quiconque au moment où elle est supposée s’exprimer. C’est là un reste inconnu qu’il y a entre le sujet, le médecin, et le protocole de consentement. Dès 1966, Lacan donne une indication précieuse aux médecins concernant la demande et la faille qui y préside[8]. De la commande d’évaluation normée à la proposition d’un dire, la rencontre avec les enfants élus donneurs s’appuie sur le pari d’une subversion de la demande d’un consentement libre et éclairé. Alors le parcours pré-don peut recouvrir une métamorphose, une subjectivation inédite pour un enfant et ses parents. Une part d’exception illisible par la biologie cellulaire !
Que l’on reconnaisse une existence ou non à l’inconscient, le chimérisme[9] recherché dans une greffe intrafamiliale ne peut se simplifier par une lecture de la machinerie cellulaire. Il nous faut donner la part belle à la complexité humaine à l’heure des protocoles standardisés qui appauvrissent et rendent muettes les sciences humaines. De l’utilité cellulaire à la métamorphose subjective, le travail intime sa rigueur à tous les protagonistes pour une lecture en creux afin d’être en mesure de se tenir juste à côté du discours de la science.
Gageons que la conversation Pas-Tout-Neuro, avec H. Castanet, préparée par les Psychologues freudiens, fera exception délicate et conceptuelle dans le discours hégémonique du « tout-neuro » !
[1] Castanet H., Neurologie versus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.
[2] Ibid., p. 28 : citation de S. Dehaene dans : Vers une science de la vie mentale.
[3] Ibid., p. 85.
[4] Ibid., p. 98
[5] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.23.
[6] Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p.30.
[7] Freud S., Essais de psychanalyse appliquée (1917), Paris, Gallimard, Collection Idées, 1933, p.144.
[8] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », Conférence et débat du Collège de Médecine à la Salpêtrière, 1966.
[9] Chimérisme, n.m. « Situation dans laquelle des cellules d’individus génétiquement différents coexistent dans le même organisme ». Définition du dictionnaire de l’Académie de médecine, version 2023, disponible sur internet.
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