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Victoria Ailloud-Perraud

Une place pour la parole des sujets déficients






Le diagnostic de déficience intellectuelle est posé à la suite d’une évaluation par des tests psychométriques révélant un QI inférieur à 70. Il repose sur un large spectre de difficultés et d’expressions symptomatiques. Certains jeunes dits déficients sont en difficulté dans leurs apprentissages scolaires, alors que d’autres n’accèdent pas à la parole. Certains se font le dire de l’autre, certains sont dictés par l’Autre alors que d’autres parviennent à parler d’eux-mêmes et pour eux-mêmes.

La déficience intellectuelle appelée Trouble du Développement Intellectuel, est considérée comme un Trouble du Neurodéveloppement par le DSM-5 et par la Haute Autorité de Santé (HAS). Selon ceux-ci, les facteurs de risquesd’un TND sont d’ordre neurologique, somatique et génétique[1]. L’environnement familial, social et psychoaffectif de l’enfant est mentionné en dernier lieu. Le discours ambiant identifiant la déficience comme une problématique neurologique, véhicule l’idée qu’une prise en charge à visée éducative serait la seule adaptée. Les recommandations de bonnes pratiques dans la prise en charge des personnes déficientes de la HAS ciblent les apprentissages : capacités cognitives (apprendre à lire, écrire et compter), habiletés sociales (apprendre à communiquer, à être avec l’autre), autodétermination (apprendre à faire ses propres choix, à exercer un contrôle sur sa vie). Que fait-on de ce qui ne s'apprend pas ? De ce qui nous dépasse ? De ce qui est hors de contrôle ? Ces préconisations sont intéressantes du point de vue pédagogique et éducatif, mais elles passent sous silence la question de l’inconscient. L’angoisse ou la souffrance ne sont pas clairement évoquées sinon du côté de l’angoisse de l’échec. Un sujet déficient ne pourrait-il pas être angoissé à l’idée de la réussite ?

Le travail pluridisciplinaire est essentiel pour accompagner ces sujets vers une insertion dans le lien social. En cela le travail éducatif prend tout son sens, s’il vise à apporter une suppléance à un effet de Loi qui n’aurait pas eu lieu, lorsqu’il s’appuie sur le lien tissé avec les sujets, ce que nous appellerions le transfert, le jeu des identifications et des projections pour espérer un réinvestissement des apprentissages, une réinsertion dans le lien à l’autre et donc dans le social. Ainsi, prendre en compte l’aspect neurologique des difficultés de ces jeunes n’empêche pas d’écouter ce qu’ils disent ou font entendre par leurs gestes ou leurs actions. De même, supposer l’inconscient à des sujets déficients n'exclut pas la dimension pédagogique et éducative. Le problème se pose si nous considérons que c’est uniquement par l’apprentissage et la rééducation cognitive que les sujets dits déficients pourraient s’épanouir. En laissant de côté la question de la vie psychique de ces sujets, ils se trouvent finalement réduits à leur « trouble », leur déficit.

L’Institut Médico Éducatif (IME) qui m’a recrutée comme psychologue accueille des jeunes de 12 à 22 ans présentant une déficience dite légère. Dans cette structure, la déficience n’est pas niée, mais appréhendée comme un symptôme avec lequel composer. Le désir des jeunes est interrogé et pris en compte dans l'accompagnement, les apprentissages et les savoir-faire, ce qui tend à laisser à l’écart les aspects cognitifs ou somatiques du « trouble ». Les jeunes accueillis peuvent ainsi déployer leurs symptômes, leur souffrance et leur angoisse. Les apprentissages occupent une place importante dans la prise en charge, mais le vécu, l’histoire et le fonctionnement psychique des jeunes sont au centre de ce qui nous préoccupe. Néanmoins, les directives politiques et les recommandations de bonnes pratiques viennent fragiliser ce travail qui n’est possible qu’à certaines conditions. Des demandes implicites émergent dans le contexte actuel : accueillir plus de jeunes, avec des expressions symptomatiques très hétérogènes, sans différenciation des degrés d’atteinte cognitive, diversifier l’âge du public accueilli, etc. Et, dans le même temps, une recherche d’uniformité dans les modalités d’accueil et d’accompagnement, une tendance à protocoliser les pratiques ou encore le maintien des jeunes dans le milieu scolaire ordinaire au dépend de la souffrance que cela engendre. Ces sollicitations paradoxales laissent les équipes dans l’incompréhension car elles tendent à modifier radicalement la manière de prendre en charge ces sujets. Comment prendre en compte la singularité du sujet en accueillant des jeunes aux symptômes et difficultés très diversifiés, tout en se référant à un protocole qui dit « pareil pour tous » ?

La prise en charge psychologique dans ce contexte interroge la manière dont ces jeunes habitent le monde, avec, mais surtout au-delà de leur déficience. Que font-ils de ce que l’on appelle leur « handicap » ? Qu’est-ce qui fait symptôme pour eux ? Dans quel fonctionnement psychique s’installent-ils ? L’idée est de proposer un espace où la place qui leur est accordée est celle d’un sujet qui détiendrait un savoir sur lui-même, un sujet qui a été marqué par son histoire, par le lien désirant entre ses parents et lui, qui est habité et traversé par ses propres interrogations, etc. La déficience est prise en compte dans le dispositif d’écoute qui leur est proposé avec l’utilisation de médias (jeu, dessin) lorsque l’accès au symbolique est très compromis. Lorsque la parole et la pensée sont peu investies ou trop risquées, le média peut être un prétexte au lien transférentiel et au commencement d’un travail de mise en mots. La déficience en tant que difficultés verbales, de compréhension, d’apprentissages, est considérée comme une particularité du sujet sans en être sa définition. Cette clinique peut être déconcertante et elle amène à garder une souplesse dans son dispositif : le travail avec ces jeunes étant parfois (pas toujours néanmoins) éloigné du « classique » entretien ou suivi individuel.


[1] Haute Autorité de Santé. Troubles du neurodéveloppement. Repérage et orientation des enfants à risque. Saint-Denis La Plaine, 2020.

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