Alerte ! Disparition de la parole !
Hélène Coppens est présidente d’APPELPSY, association professionnelle de psychologues cliniciens de la parole et du langage en Belgique.
Les effets délétères de la mainmise du ministère de la Santé sur la pratique psychothérapeutique et la psychologie clinique se font cruellement sentir en Belgique. C’est la dimension d’accueil en général de la souffrance et de la parole qui est profondément touchée dans notre pays. Comment en est-on arrivé là ? En voici le contexte :
1ère étape : soumettre la pratique des psychologues à un agrément
En juillet 2016, la ministre belge de la Santé, Maggie De Block, s'empare d'une loi sur les psychothérapies, loi très ouverte et négociée par sa prédécesseure qui n'avait pu prendre les décrets d'application avant la fin de la législature. Elle décide d'y introduire des modifications qui vont profondément changer l'esprit de la loi précédente. En effet, elle va restreindre la compétence en psychothérapie aux seuls psychologues cliniciens et orthopédagogues, cliniciens reconnus par l'État. Elle va aussi modifier une autre loi sur l'exercice des professions de soins de santé, afin d'y inclure les psychologues cliniciens.
La pratique clinique des psychologues est dès lors soumise à un visa et à un agrément qui leur permettent d’exercer légalement comme « psychologue clinicien », les autres se trouvent relégués à une pratique moindre, non-définie, mais qui ne relève pas de la « santé ». Surtout, c’est la formation des psychologues cliniciens qui est également prise en main par le ministère de la Santé : un « stage qualifiant » est désormais imposé, sur le mode de la formation des médecins, dans des lieux de stages agréés par les autorités. La pratique clinique se voit, par la même occasion, imposer des critères de scientificité, l’evidence based practice s’insérant dans tous les discours comme « bonne pratique ». Un réseau de « psychologues de première ligne » est aujourd’hui créé, ce qui implique une limitation du nombre de séances, incluant une incitation à des pratiques rentables (« autosoin », traitement de groupe, etc.) avec remboursement à la clé. Le recrutement des psychologues au service de l’État et de son idéologie d’un soin sans parole peut commencer.
2ème étape : Idéologie d’État : exit la parole
L’enrégimentement progressif à coup de lois et de réglementations des psychologues cliniciens comme bras armé de la santé publique en Belgique a de nombreuses conséquences : le psychisme est devenu affaire de gestion publique, il est réduit, comme le reste, à une partie du corps du citoyen à soigner, et si possible au moindre coût, dans la logique de gestion managériale mondiale. Exit l’inconscient, exit la parole, chacun est réduit à son corps, ses cognitions et ses comportements. La norme est substituée à la loi du langage. Et nous pouvons en décrire ainsi les conséquences : standardisation des pratiques, mise en danger de la qualité de la formation du psychologue, réduction de la souffrance psychique à un problème à solutionner, mise sous pression des psychologues, fragilisation du secret professionnel réduit de plus en plus à une question de vie privée. D’autre part, les difficultés d’ordre psychiatrique ne sont plus réellement prises en compte par les pouvoirs publics : trop complexes et peu rentables au regard d’un système de soin qui marche au pas de la remise à l’emploi à tout prix. Les prises en charge hospitalières étant de plus en plus financées en fonction d’un diagnostic qui implique un traitement prêt-à-porter, les personnes qui ne peuvent pas « guérir » c’est-à-dire se normer, à tout le moins dans le temps imparti, trouvent de plus en plus difficilement des lieux de soins et d’accueil.
La réplique des psychologues orientés par une pratique de parole
Il s’est dès lors agi de faire entendre une autre voix, qui ne soit pas du côté de la norme, mais du singulier, et de défendre le droit le plus fondamental dans une démocratie : le droit à la parole et à l’intimité psychique. Dans ce contexte, deux associations, une francophone, l’autre néerlandophone, ont été créées, afin de faire valoir une autre voie dans les lieux dits de « concertation » : APPELPSY et KLIPSY. Nos associations ont, par exemple, avec d’autres associations, lancé un recours au conseil d’État contre la convention qui lie les psychologues de première ligne à l’organisme d’assurance maladie belge, car cette convention ne permet pas au psychologue de respecter le secret professionnel. Cette procédure est encore en cours.
Il ne faut pas négliger non plus que, depuis la création de nos associations, c’est la santé qui est également devenue un droit : le patient a droit à un soin de qualité et à la transparence des méthodes appliquées. À ce titre, une loi belge sur les droits des patients a vu le jour en 2002, qui ouvre au patient, entre autres, l’accès à son dossier médical. Elle vient d’être renforcée en 2019 par une dite « loi qualité » qui introduit, pour les praticiens, des obligations d’encodage de données des patients et leur donne la main sur le partage de ces données. Sont également prévus, ce qui n’est pas encore en vigueur actuellement, sauf dans les hôpitaux, le stockage et la gestion de ce dossier sous forme électronique. Dès lors, l’épineuse question de la numérisation des données de santé se profile, données reconnues comme « sensibles », dont celles concernant le psychisme, puisque les psychologues, étant devenus des professionnels de santé, sont soumis aux mêmes obligations que les médecins et les paramédicaux.
Nos associations tentent actuellement de défendre la possibilité d’une différence juridique entre les données de santé objectives et celles de santé mentale, afin d’éviter une numérisation généralisée de la vie intime du citoyen. Toutefois, cette différence de qualité entre ces données ne semble à l’ordre du jour, ni de l’opinion publique, ni des politiques qui ne cachent pas les intentions d’utilisation de ces données à des fins de recherche. Les questions, de la protection du secret professionnel nécessaire à l’exercice de certaines professions, ainsi que des notions comme le droit à l’oubli, restent peu mobilisatrices alors qu’elles mettent en danger le fonctionnement démocratique lui-même.
L’autodétermination du patient portée aux nues
La transparence et la volonté d’égalitarisme entre professionnels et « usagers », voire « consommateurs » de soin de l’ère woke, transforment profondément la relation à l’Autre du soin : cela devient un lien contractuel où la clinique fondée sur le transfert, menacée d’éclipse, se trouve marginalisée, au profit du droit et du préjudice potentiel toujours censés prévaloir. Le patient se retrouve autonome dans la gestion de sa santé, mais seul, sans l’Autre de la parole. La promotion des applications de bien-être ou d’autosoin rejoignent cette idéologie où toute différence devient persécutrice.
Concernant le psychologue, il est réduit à être un opérateur de soin comme les autres paramédicaux : il exécute la marche à suivre pour traiter une problématique présentée par un patient. La psychoéducation, les techniques de pleine conscience ou cognitivo-comportementales, c’est-à-dire de rééducation, sont les méthodes préconisées actuellement par l’État, et le professionnel devra sous peu faire paraître, sur le réseau numérisé des prestataires de soins de santé, ses compétences et qualifications. On ne peut douter de ce que la plupart des problématiques psychiques seront orientées vers les psychologues faisant état de méthodes labellisées « scientifiques ». À la sortie, les psychologues qui ne choisiront pas la bonne étiquette devront peut-être quitter le réseau de soin, voire cesser de pratiquer comme psychologues, comme sont exclus de plus en plus les patients qui ne guérissent pas. Où iront-ils ? Qui prendra en charge l’immense majorité des patients qui ne rentreront pas dans les cases « labellisées » ?
Nous sommes nombreux, « armée de l’ombre », à savoir que l’inconscient est rebelle à ces traitements ou à tout formatage, et que c’est dans la dimension de la parole et du langage que peut trouver à se loger dans le monde la singularité de chacun.
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