« Aujourd’hui l’administration entend se mêler du soin, qui n’est pas son métier, et c’est un désastre. Le temps du soin n’est pas celui des procédures[1] ».
L’histoire et les principes sur lesquels était fondé le CMPP dans lequel je travaille depuis presque vingt ans s’efface au profit d’un modèle normatif qui se substitue au « sur mesure » de la réponse apportée au singulier de chaque demande.
Alors que les praticiens de terrain disparaissent (orthophonistes, psychologues cliniciens, médecins psychiatres), les cadres administratifs sont de plus en plus nombreux : chef de service issu de l’ARS, directeur « manager » spécialiste dans l’ingénierie informatique, direction de pôle, diplômé du droit public dite « N+2 », N, qui n’aura pas tardé à équivoquer avec la haine de l’Autre, de la différence, de la parole incarnée et vivante, pour celles et ceux que ces changements affectent.
En effet, ce virage managérial impose à marche forcée un cortège de nouveautés au nom des « politiques publiques ». Ainsi, vont être mis en place :
- Un « projet personnalisé » instaurant la définition d’objectifs à l’entrée du dispositif de soin. Ici, l’essentiel qui est la présence à l’autre, la rencontre dans la parole, sans objectif prédéfini, échappe.
- Des bilans « de plus en plus automatisés, référencés et formalisés ». Or « La complexité des situations psychologiques s’oppose à l’application automatique des règles » indique le Code de déontologie des psychologues. De plus, la question n’est pas de « suspecter », mais d’entendre et de soulager, par un traitement psychique. Mais, hélas !, « Sous couvert de « transparence » et de prévention, l’enfant est (…) classé, identifié, mesuré, comparé[2]. »
- Le passage pour tous par la PCO[3] comme condition d’admission, dont la coordinatrice récemment invitée par la direction nous expliquait qu’elle travaille à distance et coche des cases pour coordonner le projet « d’un enfant sur papier » parce que « le législateur n’a pas prévu de rencontre. »
- Les « Troubles neurodéveloppementaux » deviennent la porte d’entrée : « il s’agit d’une approche idéologique qui perd de vue le sujet en tant que tel, sa globalité, son lien à son environnement, qu’il soit familial ou social, à sa vie même. C’est une réification du sujet, du parlêtre. Le sujet est ramené à son cerveau et à ses fonctionnements.[4] »
- La durée standard du soin désormais limitée à trois ans : voilà qui est contradictoire avec la préoccupation d’éviter « la rupture dans la continuité des soins », et donc antagoniste à toute démarche de soin psychique qui se respecte.
- Un questionnaire de satisfaction pour chaque famille, accessible par un code barre à flasher sur son téléphone portable, est proposé à l’issue de la prise en charge, pour vérifier que les objectifs ont été atteints. Le fruit de notre travail est traité comme une marchandise destinée à une évaluation standard ravalée au niveau des objets de consommation.
Le secret[5] et la confidentialité sont atteints, transgressés par la publication des paroles d’enfants recueillies en réunions de synthèses par le chef de service qui prépare la rédaction des projets personnalisés. Les nouveaux formats des bilans psychologiques, dotés de cases à cocher par les parents, pourront être adressés à des destinataires tels que l’école, le médecin… Pourtant, comme nous l’indique Nathalie Georges, « Il y a des paroles qui ne doivent s’écrire dans aucun dossier[6]. »
La parole, le plus souvent réduite à sa dimension utilitaire par l’usage exclusif des mails est touchée, dégradée. Même ses lieux d’expression sont réquisitionnés par l’association employeur : la salle de réunion d’équipe et les bureaux de certains collègues sont confisqués, décisions annoncées sans délai ou presque.
Le directeur nous apprenait récemment la mise en difficulté de collègues suite à la visite de neuropsychologues de l’ARS invalidant leur diagnostic. Cette « vérité », questionnée par certains d’entre nous : « Alors, si l’on voit vert on doit dire rouge et si l’on voit rouge on doit dire vert ? » a été immédiatement confirmée par les deux cadres en présence. Cette réponse m’a rappelé 1984 d’Orwell, roman d’anticipation sur le totalitarisme.
« [L]e totalitarisme rejette la psychanalyse et la faille entre savoir et vérité que celle-ci introduit dans le monde. Ce système politique veut fabriquer le Un répondant à l’appel des “puissances sombres du surmoi[7]” », ainsi nommées par Lacan[8].
Ces lieux uniques, lieux de parole libres d’accès, qui consistaient à recevoir tous ceux qui souffrent sans discrimination d’âge ou de type de souffrance sont anéantis.
« Faire taire l’autre, ce n’est pas de la censure, ce serait protéger La vérité. C’est la montée au zénith du sujet de la certitude […] Refuser de questionner son dit, c’est forclore l’inconscient et faire surgir le sujet de la certitude de l’être. [...] Cette volonté d’identifier un monde qui serait vérité de l’Un à l’être, fait surgir la grimace d’un maître qui s’érige aujourd’hui en police du langage et de l’Histoire[9] ».
Quelle est notre marge de manœuvre aujourd’hui ? L’opinion éclairée parviendra-t-elle à peser dans la balance afin de faire entendre la nécessité de restaurer une éthique du soin, radicalement mise à mal par cette protocolisation de plus en plus kafkaïenne du soin ?
[*] Centre médico-psychologique.
[1] Sorman J., À la Folie, Paris, Flammarion, 2021, p. 65.
[2] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant, Paris, Navarin, 2013, p. 20.
[3] PCO : Plateforme de Coordination et d’Orientation
[4] Cottes J.-F., « Accueillir le symptôme de l’enfant. Trois questions au directeur du CERA », La Cause de l’Autisme, disponible en ligne.
[5] Le secret médical est un droit absolu pour les patients : « modalité indispensable d’expression du respect de la personne, il garantit l’instauration d’une relation de confiance avec le patient et ses parents, dont l’implication est toujours recherchée » in : projet de service du CMPP 2005.
[6] Georges N., « Lettre à mes collègues psychologues au sujet du lancement de MonPsySanté » , 22 février 2022, disponible sur le site de l’Association des psychologues freudiens.
[7] Sokolowski L., « Totalitarisme et psychanalyse : Petit voyage au pays de l’Allemagne nazie », Lacan Quotidien n°615, 7 décembre 2016, disponible en ligne.
[8] Cf. Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
[9] Dupont L., « Cancel culture, la vérité et le Un, Chronique du Malaise », L’Hebdo-blog n° 270, 15 mai 2022.
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