Cette question interroge la place qu’une société laisse aux plus démunis, aux exclus et aux fous. Le travail au sein d’un service de psychiatrie de secteur en milieu carcéral dénote que les rencontres, la clinique, l’ambiance, sont sans commune mesure avec d’autres lieux par la force du dire et de l’acte qui s’y déploie. Qu’est-ce que la prison peut « soigner » à part le rebut d’un impensé social ? Le soin, ce n’est pas la psychanalyse, cependant, en institution, s’orienter d’une clinique analytique du sujet demande un premier soin qui accueille le dire. Si on ne nous parle pas, on meurt, si on ne symbolise pas nos épreuves de vie, cela fait retour.
Nous passons ces portes tous les jours où une forme d’habitus apparaît au fur et à mesure du temps malgré la fréquentation de cette misère du monde. Les mots des patients décrivent ce qui n’est pas visible…
L’unité de soin au sein de laquelle nous travaillons se situe au cœur du lieu de détention, un peu comme un rez-de-chaussée d’hôpital. À son arrivée, au seuil de ce passage le sujet écroué change de statut. « Ici, c’est l’hôpital », nous le répétons aux patients pour nous le rappeler. Une mise en subjectivation au sein d’un lieu où l’objectivation prime. Tenter d’insuffler du thérapeutique – où la donnée punitive est constitutionnelle – présente une contradiction qui s’impose à notre étayage clinique quotidien. Les hospitalisations sont de plus en plus rares, difficiles, et courtes, alors on crée des espaces, des entours enveloppants pour contenir cette détresse psychique. En prison, la pathologie psychiatrique, la violence et la mort sont banalisées. Ces conditions de vie inhumaines ne peuvent pas ignorer la brutalité institutionnelle qu’infligent les choix politiques. Il nous reste la clinique pour resituer le discours analytique et replacer l’humain dans la considération du lien et de la parole pour créer un espace social soignant. Nous devons maintenir en permanence l’analyse de cette aliénation sociale, c’est ce dont nos patients témoignent : « Ici, on m’écoute, je me sens considéré et exister ». Une rencontre souvent inaugurale qui resitue le « détenu » comme patient, citoyen, sujet. La psychanalyse réhumanise tout parlêtre, d’où qu’il vienne, quoi qu’il ait acté[1].
Si nous vous décrivions ce dont ces sujets témoignent, ce qu’ils subissent, ce qu’ils ont traversé, vous ne le croiriez pas.Ces rencontres mettent à jour que l’homme n’est ni bon ni mauvais, il est, par son essence même. J’ai choisi d’y être parce que je savais que face aux désordres les plus cruels du monde la psychanalyse aurait sa place. Nous le travaillons en groupe thérapeutique d’écriture : Qu’entendre à vous écrire et à vous lire ? Fou, ou moins fou, ils y répondent au un par un avec une discrétion qui voile à peine leur intimité. Rosa Luxembourg, dans ses Lettres de prison, nous fait récit d’un paradoxe éthique et poétique : « Au printemps dernier je revenais d’une promenade à la campagne et je suivais la rue tranquille et déserte quand mon attention fut attirée par une petite tache sombre sur le sol. Je me penchai et fus témoin d’un drame silencieux. Un gros scarabée gisait sur le dos et essayait vainement de se défendre contre une horde de minuscules fourmis qui se pressaient autour de lui et le dévoraient vivant ! Frémissant d’horreur, je pris mon mouchoir et commençai à chasser ces monstres. Mais les fourmis étaient si acharnées et si tenaces que je dus leur livrer un long combat. Quand j’eus enfin libéré la pauvre victime et l’eus posée sur l’herbe, je m’aperçus que deux de ses pattes étaient déjà mangées. Je m’en fus, avec le sentiment pénible que je lui avais rendu un service fort contestable. » Ce qui nous laisse à nos associations…
Lacan, si intemporel, soulignait déjà dès 1933 que « Le geste criminel du paranoïaque émeut parfois si loin la sympathie tragique, que le siècle, pour se défendre, ne sait plus s’il doit le dépouiller de sa valeur humaine ou bien accabler le coupable sous sa responsabilité. »[2] C’est toute la question actuelle qui fait retour sans cesse[3]. Entre valeur humaine et responsabilité coupable, nous avons choisi, nous les écoutons.
Les récits et les écrits des « détenus » sont souvent perdus et évanescents dans les méandres organisationnels des courriers gérés par l’administration pénitentiaire. Sur notre lieu de soin, il a fallu marquer d’une autre considération la force de l’écriture du dire. Dans cette ambiance, malgré nos efforts, ces mots s’inscrivent et s’impriment avec tant de difficultés qu’on ne sait pas s’ils vont faire trace et demeurer. Pour que cet « atelier thérapeutique d’écriture » puisse avoir sa dimension soignante, il a fallu poser une règle fondamentale, à l’image d’un « ce qui se dit ici reste ici » dont nous avons convenu avec nos patients : « ce qui s’écrit ici reste ici ». Mais cela n’est jamais sans restes, des bribes de modifications subjectives s’offrent à eux, ils en feront ce qu’ils veulent, ce qu’ils peuvent par ce que propose notre lieu. Lors de nos réunions de service annuelles, nous transportons leurs productions – pépites cliniques motérielles – de la prison jusqu’à notre hôpital de secteur. Un « dossier » se constitue à l’envers du numérique dématérialisé, prenant l’endroit d’une « boîte » dont il reste à penser la place et la fonction. D’un lieu à un autre, comme l’analogie du transfert qui nous guide, une proposition de reconsidérer la place du sujet prend ainsi acte. De signifiants en signifiants, des frappes sur le papier par les lettres, d’une frappe sur le corps par le dire, ces impressions, si elles ne représentent jamais le sujet en son entier, supposent les traces de la puissance de la lettre et de la langue telle qu’ils le soumettent à notre lecture : ici, je m’écris.
[1]. C’est une proposition de lecture qui est à retrouver au sein de deux textes fondamentaux de 1950 de Lacan, à savoir « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », et « Prémisses à tout développement de la criminologie », Écrits et Autres écrits, Seuil, Champ Freudien, 1966 et 2001, Paris.
[2]« Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » fut publié dans le n°1 de la Revue Minotaure, Éditions Albert Skira, Paris, qui parut en même temps que le n°2, le 1er juin 1933. Ce texte fut reapris dans Premiers écrits sur la paranoïa, publié à la suite de sa thèse Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, édité au Seuil en 1975.
[3]Une proposition de décret récente impose de revoir l’irresponsabilité pénale par le décret n°2022-657 d'application de la loi publiée fin janvier 2022 réformant le régime de l'irresponsabilité pénale en cas de consommation de produits psychoactifs. Contrairement au projet initial, il a été rajouté à la fin du mois d’avril 2022 une deuxième circonstance pouvant conduire à un « autre responsabilité » du patient, à savoir, l'arrêt de son traitement médical. Nous suivons de près ces graves glissements législatifs mais surtout éthiques.
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