Le rapport à la « difficulté scolaire » et les mots/maux qui vont nommer celle-ci diffèrent selon l’âge de l’élève. Les signifiants décrochage, absentéisme, phobie scolaire, motivation sont plus présents à partir du secondaire. En primaire, les symptômes sont traités autrement : si on parle encore de problème de concentration, de compréhension, d’attention, de communication, de comportement, l’époque est féconde en acronymes tels que TDAH, TND, TOP, EHPI/E, TSA, Dys[1]. C’est donc en ces termes qui qualifient des troubles que les symptômes contemporains se formulent.
Dès lors, en reconnaissant le trouble, nous pourrions penser que l’école fait de plus en plus de place aujourd’hui au singulier que porte chacun en lui. Mais comme le dit bien la nouvelle nomination « Élève à besoins éducatifs particuliers », ce sont les besoins qui sont particuliers et non l’élève. Quand on met l’accent sur les besoins, les troubles ou les handicaps, alors se mettent en place des procédures appelées protocoles (Plan d’Accompagnement Personnalisé, Programme Personnalisé de Réussite Éducative, Projet Personnalisé de Scolarisation, etc.). Quand on examine de près ces différents plans et autres programmes, ceux-ci n’ont rien de particulier puisque pour automatiser les tâches des équipes éducatives et des familles, la liste des remédiations pour l’élève a été pré-inscrite. Il s’agit essentiellement de cocher des cases. C’est ce qu’on pourrait appeler la taylorisation du trouble et donc de l’élève « à besoins éducatifs particuliers » qui n’est en fait plus si particulier. En effet, d’une part, cette logique désubjective l’élève et, d’autre part, elle déconsidère les savoir-faire des professeurs, alors que ceux-ci n’ont certainement pas attendu une liste de remédiations cochées pour faire avec les difficultés d’un élève. On se doit d’interroger l’éthique qui pousse à l’uniformisation sous couvert paradoxalement de la particularisation et qui en fait n’en est pas une puisqu’elle est ramassée dans des « to-do lists ». Personne n’est dupe du fait que la case est là pour faire taire le symptôme et la question intime du sujet.
Ce que Nathan attend
Ainsi, c’est sous les pré-diagnostics de haut potentiel et de trouble de l’attention, donnés par un professeur, que je reçois Nathan en entretien. Depuis qu’il est en sixième, Nathan ne rentre pas dans les codes scolaires. Il fait du bruit en classe, ne se met pas au travail, oublie régulièrement ses affaires, ne met pas son masque correctement, répond de façon spontanée sans lever la main ; de plus, dès qu’il est repris par certains professeurs pour son attitude, Nathan trouve toujours une explication faisant appel aux arguments de sa mère. Les mots dans le carnet de liaison s’accumulent, ainsi que les heures de retenues, sans que le rappel au règlement fasse l’effet escompté. L’équipe me propose de le rencontrer et me parle du possible diagnostic lié notamment à un trouble de l’attention. Dès le premier entretien avec moi, Nathan se montre exubérant, il parle très librement. Il m’explique sa difficile adaptation au collège. Il doit s’adapter à différents professeurs qui pour certains le vouvoient. L’année dernière en primaire, il pouvait montrer des marques d’attention à sa maîtresse, chanter « joyeux anniversaire » aux camarades en classe. L’entrée en sixième le renvoie à un certain anonymat, lui qui était, en CM2, perçu comme la mascotte de sa classe. Il me dira « je n’ai pas la même attention qu’en primaire ». L’équipe éducative a raison : il s’agit bien pour Nathan d’un problème d’attention, mais pas de celle dont il serait déficitaire, selon la définition du trouble. Son professeur de français va très vite repérer la singularité de Nathan et son besoin d’« attention ». Nathan me décrira comment son professeur lui donne une place d’exception qui vient alléger le rapport aux savoirs scolaires dans la discipline qu’il enseigne. De mon côté, le fait de travailler sans grille diagnostique et de m’orienter des dires du sujet, de m’autoriser une approche analytique, renverse la perspective. Il est alors possible de prêter attention à l’équivoque des mots et le sujet se trouve allégé, non moins que les familles et les professionnels, d’un signifiant maître qui enferme le symptôme dans un protocole.
Les bilans psychologiques avec outils psychométriques sont nécessaires pour certain(e)s élèves/familles/équipes qui ont besoin qu’on les accompagne, qu’on prenne du temps, qu’on nomme pour eux/avec eux la difficulté et pour penser la façon dont un élève peut prendre place à l’école. Néanmoins ces bilans dans leurs systématisations et dans l’usage de vérité qu’on en fait tendent toujours à recouvrir la singularité de chaque « un ». La logique du tout-neuro, en vogue aujourd’hui, peut vite nous épuiser. Une façon d’y résister c’est de ne pas céder sur la pratique du un par un, d’accueillir ces nouveaux signifiants pour mieux les subvertir. Accueillir la singularité d’un sujet implique pour le praticien de se laisser déranger dans ses habitudes, car la surprise de la rencontre est toujours au rendez-vous.
Pour conclure, je désire partager un extrait du texte de Déborah Gutermann-Jacquet intitulé « L’enfant, la bête et l’idéal scolère »[2] :
« L’école, qui est la courroie de transmission des apprentissages, lorsqu’elle est gagnée par le discours de l’évaluation et qu’elle consiste comme un idéal appauvri, alimente aussi l’horreur de savoir. Celle-ci se manifeste dans les symptômes que les enfants présentent et qui, s’ils ont souvent l’école pour théâtre, ne se suturent pas d’être réduits au refus de savoir. À taire celle qui gronde en lui l’enfant se fait « bête » au regard de l’institution scolaire »[3].
[1] TDAH : trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité, TND : troubles du neurodéveloppement, TOP : trouble de l’opposition avec provocation, EHPI/E : élève à haut potentiel intellectuel/emotionnel, TSA : trouble du spectre autistique, Dys : dyslexie, dysgraphie, dysorthographie, dyscalculie. [2] Gutermann-Jacquet D., « L’Enfant, la bête et l’idéal scolère » dans Le Savoir de l’enfant, sous la direction de Roy D. et Zuliani É, Paris, Navarin, 2013. [3] Ibid., p. 187.
Comments