Le monde des soins palliatifs dans lequel j’évolue en tant que psychologue clinicienne, est en émoi. En avril 2023, au sortir de la consultation de la Convention Citoyenne, le Président, Emmanuel Macron, annonçait qu’un projet de loi sur l’aide active à mourir serait proposé. Cette annonce a eu un fort retentissement dans les équipes soignantes qui travaillent auprès des patients en fin de vie. Dans les échanges, chacun devait faire connaître sa position sur cette question pourtant éminemment délicate. L’imaginaire d’un monde où l’acte de tuer serait autorisé apportait son lot d’angoisses, de clivage et d’agressivité. La loi n’était pas encore écrite que, déjà, elle avait des effets. S’entendait dans ce clivage entre « les pour » et « les contre », une binarité qui venait révéler l’ambivalence des situations de fin de vie. Par exemple, certains patients peuvent demander à mourir tout en continuant à faire des projets à plus ou moins long terme, ou même à s’alimenter. Cette ambivalence est d’ailleurs parfois difficile à comprendre pour les soignants. Mais un patient qui dit vouloir mourir tout en continuant à manger rendrait-il forcément caduque sa demande de mort ? Le projet de voyage de tel patient doit-il devenir inconcevable parce qu’il demande à mourir ? Derrière cette ambivalence qu’il ne faudrait pas pathologiser par le « déni », c’est la division du sujet que l’on peut faire entendre.
Cette division se trouve aussi du côté des soignants. Face à l’imminence de ce projet de loi, c’est le rapport de chacun à la mort qui se trouve convoqué. Mais chercher l’unité des équipes sur ce sujet rend d’autant plus difficile aussi bien l’accueil de cette division chez le soignant que l’abord de l’ambivalence du patient. En faisant elle-même fi de cette division, la légifération sur « l’aide à mourir » accentue paradoxalement une question éthique des soins palliatifs : pourrons-nous continuer à entendre le refus de vivre des patients ? En effet, là où les demandes peuvent être entendues comme un appel du sujet de l’inconscient à l’Autre, ce projet de loi agit comme un collage entre la demande d’un sujet de droit et la Loi. Autorisant l’acte, il empêche « l’inter-dit ». L’espace pour penser les dimensions de la demande est évacué. Le symbolique de cette dernière est évincé.
Ces demandes de mort sont motivées par un insupportable subjectif, propre à chacun. La loi qui inclut les souffrances réfractaires, veut y répondre au pied de la lettre. Mais parce qu’il y a de l’impossible, cet insupportable ne peut pas toujours être soulagé, et c’est alors un sentiment d’impuissance qui peut apparaître chez les soignants. Dans une intervention récente à la Section clinique de Rennes, Virginie Leblanc-Roic préconise de « préserver cet écart de l’impuissance à l’impossible »[1] dans nos rencontres avec les patients. « L’impossible c’est le réel »[2], mais « le réel et l’impossible sont antithétiques »[3]. Selon Caroline Doucet, « traitant l’humain, la médecine […] sera toujours confrontée à l’impossible à supporter par le sujet qu’est le réel de la vie, et à la jouissance du corps portée à déborder ses finalités vitales »[4]. Les patients en fin de vie ont affaire avec le réel de la mort, indicible, impensable. Ils rencontrent l’impossible à symboliser. Les soignants peuvent vivre une impuissance à soulager. Leur travail est dès lors délicat, car ils doivent rencontrer le patient autour d’un impossible. Le supporter, c’est ne pas céder à l’impuissance (ni à la toute-puissance). Évincer le symbolique de la demande, y compris la demande de mort, fait encourir le risque des relations où l’imaginaire serait écrasant avec des conséquences dangereuses. C’est dans ces moments où l’impuissance apparaît dans les équipes, que le risque de passage à l’acte euthanasique s’accentue. François Ansermet précise que « dans l’euthanasie, il n’y a plus d’autre – plus d’Autre non plus – plus d’Autre de la réponse de l’autre, d’où provient le souffle qui anime, action spécifique qui permet d’advenir à partir de la détresse, tout comme le sujet advient de l’Hilflosigkeit à l’aube de la vie ; c’est un sentiment qu’on retrouve à la fin de la vie, « là où on n’a (plus rien) à attendre […] de personne »[5]. La réponse euthanasique amène donc, non pas une réponse à la détresse du sujet, à son insupportable, mais à un non-lieu, un espace vide dont l’Autre est absent.
Il peut rester de l’insupportable en fin de vie. Mais là où la détresse d’un patient suscite un sentiment d’impuissance dans les équipes, proposer des espaces de parole pour la dire, des espaces de parole respectueux de la division de chacun, doit pouvoir permettre de maintenir l’écart entre l’impuissance et l’impossible, en les nouant par la parole. Soutenir les soignants dans la nomination de leur impuissance, amène un bordage du réel et peut leur permettre de ne pas reculer devant l’impossible en ouvrant à supporter l’insupportable au chevet du patient.
[1] Leblanc-Roic V., « Le dur désir de durer, demande à guérir, à vivre, à mourir », intervention du 16 mars 2024 à la Section Clinique de Rennes.
[2] Lacan J., Le Séminaire XIV, livre XIV, La logique du fantasme, Paris, Seuil, 2023, séance du 10 mai 1967.
[3] J. Lacan, « 1974. Entretien au magazine Panorama ».
[4] Doucet C., « Le vivant, un tournant dans la fonction du médecin », Mental, n°47, 2024, p.107.
[5] Ansermet F., Mental, n°47, p.92, 2023.
Comments