« Retour à Freud : on m’a naturellement mis cette étiquette, que je mérite bien, parce que c’est comme ça que je l’ai d’abord moi-même produite. Je m’en fous de toi, Freud. Simplement, c’était le procédé pour que les psychanalystes s’aperçoivent que ce que j’étais en train de leur dire, c’était déjà dans Freud ».
Jacques Lacan, Biblioteca Lacan, « Du discours Psychanalytique »,
Conférence à l’université de Milan, le 12 mai 1972.
À la fin de sa vie, Virginia Woolf, qui luttait sans relâche contre fatigue, dépression, idées noires et mélancolie[1], écrivait dans son Journal : « Ai commencé à lire Freud hier soir pour élargir mes horizons, pour donner plus d’espace à mon intelligence, la rendre plus objective ; pour sortir de moi-même […] ». Le 8 décembre 1939, elle note : « Je dévore Freud […] ». Mais qu’évoquera-t-elle encore qui nous regarde tant ? « Sa rage contre Dieu est salutaire. Cette duperie qu’est l’amour du prochain »[2].
Après V. Woolf, presque un siècle plus tard, voilà ce que nous dégagerons, nous, psychologues, de la lecture de Freud. Lire Freud nous permet de rompre avec une écoute amarrée sur l’amour du prochain qui méconnaît, put nous dire Lacan en 1960, « la présence de cette méchanceté foncière […] qui habite aussi en moi-même »[3].
Merci à Solenne Albert[4] de nous avoir fait part à la rentrée de septembre, d’un nouveau projet : il y s’agissait de ré-orienter nos travaux « en maintenant notre point d’orgue sur la lecture de Freud, afin qu’il reste la spécificité et le point de rencontre des psychologues freudiens ». Ce retour nous amène à retrouver notre socle.
Freud, dans « Le début du traitement », texte issu de La Technique analytique, commence par nous parler du « noble jeu des échecs » : « seules, les manœuvres du début et de la fin permettent de donner de ce jeu une description schématique complète […] Les règles auxquelles reste soumise l’application pratique du traitement analytique comporte les mêmes restrictions »[5].
Vous avez dit : « restrictions » ? Bizarre ! Quelle atmosphère ! « Restriction », comme « amoindrissement, compression, diminution », ainsi que nous l’indique le Larousse ? Actions, certes fort peu engageantes au premier abord !
Quart de tour
Si nous mettons toutefois l’accent sur la part de « limitation » qu’implique la restriction, nous pourrons saisir en quoi l’intention freudienne, de limitation du cadre de « l’écoute », peut, elle, se révéler précieuse.
Avançons déjà qu’en limitant une pseudo-liberté, elle limite le bon vouloir du praticien et son caprice. On ne peut pas tout, face à celui qui vient nous consulter.
Écouter implique la règle d’abstinence, à plusieurs étages, ce qui est à rebours de notre époque de la satisfaction en un clic.
Freud ne cesse dans son texte de nous y ramener : attention à ne pas répondre immédiatement et conclure. Oui à un traitement d’essai.
Refus, aussi, de répondre à celui qui interroge le temps des entretiens : « marche », répondra Freud en précisant que la durée dépend de la taille du pas !
Attention aux trop rapides satisfactions, comme la joie d’obtenir la confiance du patient « qui rend très agréables les premiers rapports avec lui », mais indique seulement que « ses préjugés favorables vont être détruits par les premières difficultés qui surgiront au cours du traitement »[6].
La fin du chapitre éperonne et concerne particulièrement les psychologues : Freud y évoque ce qu’on appelle la « psychologie normale »[7]. Elle « reste incapable d’expliquer l’étrange possibilité dont disposent ces malades de parvenir à concilier une prise de connaissance consciente avec l’ignorance. Grâce à son concept de l’inconscient, la psychanalyse seule parvient sans difficulté à le comprendre ». La psychologie est fondée sur la suggestion. C’est par l’usage fait du transfert que la psychanalyse se distingue de cette pratique : « Assez souvent le transfert suffit, à lui tout seul, à supprimer les symptômes morbides, mais cela temporairement et tant qu’il dure seulement […]. Le nom de psychanalyse ne s’applique qu’aux procédés où l’intensité du transfert est utilisée contre les résistances »[8].
Tout ceci est fort clair, mais, ces procédés, les psychologues les acceptent-ils aujourd’hui, à l’heure où avant tout il faudrait aller vite ? Comme le questionnait récemment René Fiori, comment naviguer si l’époque est celle d’un « transfert à la neurologie et au médicament, faisant l’impasse sur le transfert comme lien social entre le praticien et le patient ?» [9]
Le choix reste entier.
Si leur tâche se limite à accompagner le traitement médicamenteux, si elle ne vise qu’à permettre de verbaliser, de « déposer » une parole, d’aider celui qui souffre à un feed-back, à un dé-brief, les psychologues n’auront nulle nécessité d’utiliser le transfert. Ils pourront, sans règle, laisser se déployer la suggestion, la bienveillance, le soutien. En revanche, s’ils ne veulent pas s’orienter de l'amour du semblable, s’ils résistent aux sirènes des divinités du jour et de leur message : « Chat GPT est mon psychologue », alors, ils sauront permettre le déploiement d’une parole qui vivifie.
[1] Woolf V. Journal intégral, 1915-1941, La Cosmopolite, Stock, septembre 2008, Paris, p. 417.
[2] Ibid., p. 1418.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1960, p. 218
[4] Albert S., newsletter de l’association des psychologues freudiens, 5 septembre 2024.
[5] Freud S., « Le début du traitement », La Technique analytique, Paris, PUF, 1997, p. 80.
[6] Freud S., op. cit., p. 84.
[7] Ibid., p. 102.
[8] Ibid., p. 103.
[9] Fiori R., « Le tic et le temps », newsletter de l’association des Psychologues Freudiens, novembre 2024.
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