Partie 2 : Une idéologie sous-jacente : Evidence Based Medicine/Practice et New Public Management des institutions de soin.
- Sébastien Ponnou
- il y a 22 heures
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Sébastien Ponnou*, membre des Psychologues freudiens (PF) et professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, rappelle les fondamentaux de la pratique des psychologues. Il répond ainsi point par point aux vues longuement déployées par Monsieur le Professeur Franck Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie au ministère de la solidarité et de la santé, dans un entretien au magazine hebdomadaire L’Express.
Pour permettre au lecteur de saisir la complexité des enjeux actuels concernant l’exercice de la profession de psychologue, les PF publieront en quatre fois l’état des lieux que fait notre collègue, le commentaire continu et les perspectives alternatives qu’il propose au dispositif Mon soutien psy.
Il est à noter, comme l’écrit François Gonon, qu’en « mettant en avant la plasticité cérébrale, le discours des neurosciences s’ajuste avec l’idéal néolibéral d’un individu flexible et adaptable »[1].
M. le Professeur F. Bellivier est connu pour ses travaux en psychiatrie biologique et ses partis pris en faveur des approches biomédicales et comportementales des troubles mentaux — notamment dans la dépression, les troubles bipolaires et la schizophrénie. Pourtant, l’on ne peut pas dire que la psychiatrie biologique ou l’Evidence Based Medicine/Practice en « santé mentale » brillent par leur efficacité. En effet, les travaux en neurobiologie et génétique des troubles mentaux se sont multipliés de façon exponentielle ces quarante dernières années, soutenus par l’amélioration des technologies d’imagerie cérébrale et de séquençage génétique, dans deux directions principales : la recherche d’une causalité organique des troubles mentaux d’une part, la mise au point de traitements médicamenteux, d’autre part. Or, malgré plusieurs décennies de recherches intensives :
Aucun marqueur ni aucun test biologique n’a été validé pour contribuer au diagnostic des troubles mentaux.
Aucune nouvelle classe de médicaments psychotropes n’a été découverte depuis 50 ans, et l’efficacité des traitements actuellement disponibles est remise en cause par les études récentes, au point que l’industrie pharmaceutique a fermé depuis 2010 la plupart de ses départements consacrés à la recherche de nouveaux médicaments psychotropes. [2]
Quant à l’évaluation des psychothérapies selon les standards de l’Evidence Based Medicine/Practice, les méta-analyses les plus récentes publiées dans les meilleures revues internationales de psychiatrie s’accordent pour dire que les résultats obtenus sont uniformément faibles[3], et qu’aucune différence significative n’est mise en évidence entre les différentes méthodes de soin, un résultat déjà largement connu par ailleurs.[4]
Ces résultats s’appuient aujourd’hui sur une telle masse de travaux que l’idée de poursuivre sur les mêmes hypothèses neurobiologiques dans l’espoir d’obtenir un jour des avancées décisives ne peut plus sérieusement être soutenue. En fait, la probabilité de découvrir une étiologie neurologique ou génétique des troubles mentaux qui soutiendrait les hypothèses de la psychiatrie biologique ne cesse de diminuer à mesure que les études s’accumulent et progressent. De manière générale, les problèmes posés par l’approche biomédicale de la santé mentale sont très solidement documentés et depuis longtemps dans de nombreux ouvrages par des auteurs issus de multiples champs disciplinaires — neurosciences, psychiatrie, sciences humaines et sociales[5]. De la même manière, l’évaluation des psychothérapies selon les critères de l’Evidence Based Medicine montre que l’efficacité des approches thérapeutiques simplistes, de court-terme et protocolisées telles que souhaite les déployer M. F. Bellivier est trop faible pour être acceptable, et qu’un changement de paradigme est nécessaire dans la recherche comme dans les politiques publiques déployées en France et au niveau international[6] .
Il est regrettable de constater que tout un pan de la littérature témoignant des apories de ces « données probantes » soit laissé de côté, ou au contraire, que les données scientifiques soutenant l’efficacité des pratiques d’orientation psychanalytique, psychodynamique et clinique selon les mêmes critères de l’Evidence Based Medicine soient omises[7] .
Une lecture aussi partielle et partiale de la littérature scientifique témoigne d’un usage idéologique de l’Evidence Based Medicine/Practice appliquée à la « santé mentale » de l’enfant, comme outil de rationalisation et de mise en conformité des pratiques psychothérapeutiques avec les exigences du New Public Management, qui vise la réduction inexorable des coûts de santé et d’éducation, pour en accroître la rentabilité. C’est l’ère du standard, du protocole, de l’expertise et de la raison comptable, qui consonne ici avec une réduction de l’offre de soin et une perte de chance pour l’enfant et sa famille — bilan dont le délégué ministériel est partie prenante.
* Sébastien Ponnou est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8 (Centre Interdisciplinaire Recherche, Culture, Éducation, Formation, Travail - Études Psychanalytiques en Éducation et Formation CIRCEFT EpsyFor — EA 4384). Ses travaux portent sur les questions de psychiatrie et de santé mentale. Il dirige l’Observatoire Épidémiologique et Clinique de l’Enfance et de l’Adolescence : Psychiatrie, Handicap, Protection de l’Enfance (LabCom EOLE). Il est personnalité qualifiée auprès du Conseil de l’Enfance et de l’Adolescence du HCFEA. Derniers ouvrages parus : Ponnou, S. (Dir.) (2025), À l’écoute des enfants autistes : le pari de la psychanalyse, Nîmes, Champ social Éditions . Ponnou, S., Briffault, X., et Chave, F. (Dir.) (2023). Le silence des symptômes : enquête sur la santé mentale et le soin des enfants, Nîmes, Champ social Éditions. Ponnou, S. (Dir.) (2022), À l’écoute des enfants hyperactifs : le pari de la psychanalyse, Nîmes, Champ social Éditions.
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[1] Gonon, F. (2024), Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités, Champ social Éditions, p. 192.
[2] Leichsenring, F., Steinert, C., Rabung, S., & Ioannidis, J. P. (2022). The efficacy of psychotherapies and pharmacotherapies for mental disorders in adults: an umbrella review and meta‐analytic evaluation of recent meta‐analyses. World psychiatry, 21(1), 133-145.
[3] Ibid.
[4] Wampold, B. E., & Imel, Z. E. (2015). The great psychotherapy debate: The evidence for what makes psychotherapy work. London: Routledge ; Wampold, B. E. (2013). The great psychotherapy debate: Models, methods, and findings (Vol. 9). London: Routledge.
[5] Cf. Les travaux de
Gonon, F. (2024). Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités. Champ social Éditions ; Gonon F. (2011). La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? Esprit (11), 54-73.
Healy, D., Wood, J., & Le Noury, J. (2020). Children of the cure: Missing data, lost lives and antidepressants. Samizdat Health Writer's Co-operative Incorporated.
Healy, D. (2003). Let them eat Prozac. Toronto: James Lorimer & Company.
Ross, C. A., & Pam, A. (1995). Pseudoscience in biological psychiatry: Blaming the body. Hoboken: John Wiley & Sons.
Guillaume, F., Tiberghien, G., & Baudouin, J. Y. (2013). Le cerveau n’est pas ce que vous pensez. Images et mirages du cerveau. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Forrest, D. (2014). Neuroscepticisme. Paris : Ithaque.
Castel, P. H. (2009). L’esprit malade. Cerveaux, folies, individus. Paris : Éditions Ithaque.
Ehrenberg, A. (2018). La mécanique des passions : cerveau, comportement, société. Paris : Odile Jacob.
Ehrenberg, A. (2008). La fatigue d'être soi : dépression et société. Paris : Odile Jacob.
Horwitz, A. V., & Wakefield, J. C. (2007). The loss of sadness: How psychiatry transformed normal sorrow into depressive disorder. Oxford: Oxford University Press.
Bolton, D., & Hill, J. (2004). Mind, Meaning and Mental Disorder: The nature of causal explanation in psychology and psychiatry. Oxford: Perspectives in Philosophy & Psychiatry.
[6] Leichsenring, F., Steinert, C., Rabung, S., & Ioannidis, J. P. (2022). The efficacy of psychotherapies and pharmacotherapies for mental disorders in adults: an umbrella review and meta‐analytic evaluation of recent meta‐analyses. World psychiatry, 21(1), 133-145 ; OMS, 2022, Orientations et dossiers techniques aux services de santé mentale communautaire — Promotion des démarches centrées sur la personne et fondées sur des droits. https://www.who.int/ fr/news/item/17-06-2022-who-highlights-urgent-need-to-transform-mental-health-and-mental-health-care ; Ponnou, S., Briffault, X., & Chave, F. (2023). Le silence des symptômes. Enquête sur la santé mentale et le soin des enfants. Champ social Éditions.
[7] À titre indicatif et non-exhaustif : Thurin, J. M., Thurin, M., & Briffault, X. (2006). Évaluation des pratiques professionnelles et psychothérapies. L’information psychiatrique, 82(1), 39-47 ; Briffault, X., Thurin, M., Lapeyronnie, B., & Thurin, J. M. (2007). Nouvelles perspectives pour la recherche en psychothérapie : évaluation d’un protocole de recherche et proposition d’un dispositif méthodologique et technique. L'Encéphale, 33(6), 911-923 ; Briffault, X. (2009). Conflits anthropologiques et stratégies de lutte autour de l'évaluation des psychothérapies. Nouvelle Revue de psychosociologie, (2), 105-118 ; Visentini, G. (2021). L’efficacité de la psychanalyse. Un siècle de controverses. Presses Universitaires de France ; Gonon, F., & Keller, P. H. (2021). L’efficacité des psychothérapies inspirées par la psychanalyse : une revue systématique de la littérature scientifique récente. L'Encéphale, 47(1), 49-57 ; Rabeyron, T. (2021). L’évaluation et l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse. L'Évolution Psychiatrique, 86(3), 455-488 ; Villers, Guy (de). The psychoanalytic dissidence. In Ponnou, S., & Niewiadomski, C. (Eds.). (2022). Critical psychoanalytic social work: research and case studies for clinical practice. London: Routledge, Taylor & Francis ; Leichsenring, F., Abbass, A., Heim, N., Keefe, J. R., Kisely, S., Luyten, P., ... & Steinert, C. (2023). The status of psychodynamic psychotherapy as an empirically supported treatment for common mental disorders–an umbrella review based on updated criteria. World Psychiatry, 22(2), 286-304.
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