Dans son célèbre texte de 1929, Le Malaise dans la civilisation, Freud défend la thèse selon laquelle il n’y a pas de civilisation sans malaise. Il n’en est pas à son premier scandale ! Mais quelle subversion précieuse à notre époque qui fait du bien-être un marché juteux, et voudrait imposer, non sans férocité, le bonheur généralisé comme réponse illusoire à ce malaise !
Freud interprète déjà le malaise comme un irréductible à ce qui fait civilisation pour les corps parlants. Sa thèse dans ce texte va à contre-courant du discours du maître de son époque, autant que de la nôtre.
À ce titre, il n’est pas pessimiste. C’est un scientifique lucide, éclairé et non croyant. Éclairé et éclaireur des conséquences de l’existence de l’inconscient et non-croyant quant au salut par le progrès de la science et de la technique.
Il souligne d’ailleurs que ce malaise n’est pas malheur ; il ne dit pas que le malheur est au cœur de la civilisation. De quoi cette nuance est-elle le nom ?
Le malaise n’est ni équivalent au malheur, ni le contraire du bonheur. Il se situe dans un écart par rapport à l’opposition imaginaire bonheur/malheur. Le bonheur, tout comme le malheur, sont en effet pris sur l’axe de la relation spéculaire à l’Autre et de l’avoir. En effet, « on a bel et bien l’impression que les êtres humains mesurent en général les choses à des aunes qui sont fausses : convoitant pour eux-mêmes et admirant chez autrui le pouvoir, le succès, et la richesse, ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie[1] ». Freud alerte en effet sur l’impossible permanence d’un bonheur lié à la satisfaction immédiate de « besoins accumulés », qui ne peut être que ponctuelle, « épisodique. Ce qui procure une satisfaction est dans le « contraste » et non dans la stabilité d’un état. Freud précise que « toute prolongation d'une situation convoitée par le principe de plaisir donne seulement un sentiment de tiède contentement »[2].
Le malaise, tel que Freud en déploie le concept, n’est ni une contingence ni un possible, c’est une nécessité. Il prend des modalités différentes selon les époques, mais, pour le dire avec en termes lacaniens, il correspond au fait que le réel qu’il recèle ne cesse de se manifester. Il y a le réel irréductible qui ex-siste et auquel se cogne le parlêtre, et cela invalide l’idée d’une harmonie entre l’être humain et la civilisation. À ce titre, la dimension du malaise décomplète le champ de l’imaginaire, le tord, pour faire place au réel qui ex-siste, et qu’elle inclut.
Avec le dernier enseignement de Lacan, c’est une autre face du bonheur, plus obscure, qui s’éclaire, celle du bonheur inconscient qui se loge dans l’au-delà du principe de plaisir. C’est ce qui fera dire à Lacan dans « Télévision » que le sujet est toujours heureux. « Le sujet est heureux. C’est même sa définition, puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur, à la fortune autrement dit, et que tout heur lui est bon pour ce qui le maintient soit pour qu’il se répète »[3]. Le bonheur inconscient est affaire de pulsion, nous dit Jacques-Alain Miller[4]. Il se loge dans la répétition d’expériences parfois douloureuses, mais qui apportent une satisfaction insue au sujet.
L’invention freudienne de la psychanalyse n’est pas une promesse de bien-être. Une cure analytique est une expérience hors du commun qui fait du malaise une boussole qui permet de s’orienter de l’impossible, seule voie qui tienne compte du « gap qui se loge au niveau des exigences de la civilisation et l’existence de l’être parlant »[5].
[1] Freud S., Le malaise dans la civilisation, Paris, édition Points, 2010, p 43.
[2] Ibid., p 64.
[3] Lacan J., « Télévision », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p 526.
[4] Cf. Miller J.-A., « Le bonheur, une affaire de pilule ? », Libération, 26 Mars 2010.
[5] Freud S., Le malaise dans la civilisation, op. cit. , p 7.
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