Pour peu qu’ils abandonnent, le temps d’une réunion clinique (voire l’espace d’un lapsus), leur position de croyance en un métalangage objectif, les praticiens, quelle que soit leur orientation, se mettent alors à parler un « langage concret[1] », c’est-à-dire à « faire de la clinique ».
La clinique, c’est ce qui se dit[2] : ce que concrètement les patients disent aux professionnels et ce que ces derniers leur répondent dans le cadre d’une relation de soins. Pour peu qu’au sein d’une équipe diversement orientée, l’on veuille bien partir de cette « base[3] », alors on parvient, non pas à « mutualiser » et encore moins à « harmoniser » les points de vue sur le cas, mais à ouvrir sur la complexité de ce dernier, sur sa « multiplicité », et par conséquent à n’intervenir sur le plan thérapeutique qu’avec le plus de tact et de prudence possibles, loin des certitudes de tout poil.
À cet égard, on se souviendra du mot de Nietzsche : « Il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations[4] ». Il ne s’agit pas pour autant d’instaurer un relativisme des points de vue, lequel est en général stérile et inhibiteur, mais plutôt, pour le dire de manière deleuzienne, de faire apparaître que justement la vérité est une question de point de vue, et que la multiplicité et donc la conflictualité des points de vue est la marque de la vérité. C’est précisément cette vérité du relatif[5] que, main dans la main, le scientisme « neuro » et l’administration sanitaire voudraient passer par-dessus le bord.
Or, celui qui exprime un point de vue, est un sujet qui pense et qui a un corps, c’est-à-dire un mixte, un alliage subtil, soit un sujet en qui coexistent le transcendantal kantien et le pulsionnel sadien. En ce sens, les praticiens sont des sujets comme les autres et, quand ils interprètent le cas, ils risquent toujours ce qu’on pourrait appeler une « falsification » par le truchement de leur fantasme fondamental : sans doute est-elle inévitable, quoique les sujets analysés soient supposés y être moins exposés. Pour le philologue Nietzche, l’interprétation sera « falsifiée » dès lors qu’elle ne respecte pas le texte de base. Pour les Psychologues freudiens, il en est également ainsi : ils partent de ce qui se dit concrètement, non seulement parce que c’est la langue de l’inconscient et qu’il n’y en a pas d’autres, mais parce qu’ils savent, avec Lacan, que l’Autre garant de la vérité n’existe pas et qu’un réel se dérobe toujours aux « embrouilles du vrai[6] ».
Ainsi peuvent-ils parfois – souvent « par petites touches » – parvenir à faire valoir la multiplicité de la vérité, comme j’ai pu moi-même l’expérimenter plusieurs années au sein d’un service de diagnostic dédié aux « troubles dys », où régnaient en maître les « transfabulations en science positive[7] » des symptômes.
Georges Politzer[8] (1903-1942) fait valoir que « la signification des comportements humains ne peut être connue que parce que l’homme s’exprime par la parole[9] » inhérente à un sujet singulier qui, animé d’une « intention significative[10] », parle en première personne. C’est pourquoi, dit-il, le fait du langage est la base concrète d’où part le Psychologue freudien, aux antipodes du « formalisme » impersonnel de la psychologie classique de son époque[11], comme du neuro-scientisme d’aujourd’hui.
Toutefois, il faut encore faire un pas pour pénétrer dans le champ freudien, car il se trouve que non seulement le je n’est pas maître en son royaume, mais qu’il s’y trouve être multiple[12].
Parce que le langage, comme phénomène spécifiquement humain, est bien le fondement de la clinique analytique, Lacan nous enseigne à prendre en considération non seulement le « téléologique du langage[13] » dans sa dimension de vouloir dire, mais également sa « cause matérielle[14] » hors sens dans sa connexité avec la jouissance. Cette « fonction de la lettre[15] », soit « ce qui du langage appelle le littoral au littéral [16] », est une boussole pour les Psychologues freudiens. Ainsi, sur la base du langage concret et tout en jouant sur le malentendu, ce qui se dit pourra, selon les diverses occurrences, furtives ou ouvertes, constituer un équivoque « point d’accord », amenant chacun à développer, à préciser son point de vue, en bref : à un « mieux dire » pour mieux le partager, et ce, bien sûr, dans l’intérêt du patient.
On aurait tort de tenir pour divertissement de tels événements, dont maint témoignage démontre que le sujet, y ayant éprouvé son existence, y trouve le fondement de sa responsabilité pour faire face à ce qui lui arrive, à condition d’avoir été, au long de ce périple, écouté et entendu.
[1] Si l’inconscient est « structuré comme un langage », ce n’est aucunement d’un langage spécial dont il s’agit, car « Le langage est le langage, et il n’y en a qu’une seule sorte : le langage concret – le français ou l’anglais par exemple – que parlent les gens. », Lacan J., « De la structure comme une immixtion d’une altérité préalable à un sujet quelconque », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 9.
[2] « Qu’est-ce que la clinique psychanalytique ? Ce n’est pas compliqué. Elle a une base – C’est ce qu’on dit dans une psychanalyse. », Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n° 9, 1977, p. 7.
[3] Ibid.
[4] Nietzche F., Fragments posthumes, 7, fin 1886-printemps 1887.
[5] Cf. France culture, « Tout n’est-il qu’interprétation ? », Avec philosophie, lundi 26 décembre 2022, podcast disponible sur internet.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 85.
[7] Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, Paris, PUF, 1967, p. 32.
[8] Georges Politzer, né le 3 mai 1903 à Nagyvárad – aujourd'hui Oradea, en Roumanie – et mort pour la France, fusillé par les nazis le 23 mai 1942 au Mont-Valérien à Suresnes, est un philosophe, résistant communiste et théoricien marxiste français d'origine hongroise. C’est un auteur sur lequel Lacan est revenu à plusieurs reprises au cours de son enseignement.
[9] Politzer G., ibid., p. 254.
[10] Ibid., p 84.
[11] Ibid., p 50.
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, pp. 70- 73.
[13] Politzer G., ibid., p. 85.
[14] Lacan J., « La Science et la vérité », Écrits, paris, Seuil, 1966, p. 875.
[15] Lacan, « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 14.
[16] Ibid.
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