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Célia Breton

La position de l’analyste : de la doxa à l’épistémè. Réflexions à partir du texte « Psychanalyse et psychiatrie » de Sigmund Freud





En 1917, dans sa conférence « Psychanalyse et psychiatrie », Sigmund Freud, à partir de son exploration du rapport à l’écoute de la logique d’un sujet, opère un repérage fondamental de la psychanalyse au regard de la psychiatrie, et interroge la coexistence de ces deux disciplines. Il constate : « On trouve de nos jours presque condamnable de se livrer à la psychanalyse, en vue de connaître le fonctionnement intime de la vie psychique[1] ». Cette lecture nous a été précieuse en ce qu’elle situe la psychanalyse dans le champ de la psychiatrie, et ouvre sur l’espace d’une possible pratique en institution, dont l’opérativité trouverait à se régler sur le rapport au savoir.

Le choix établi par Freud de rapprocher la position du clinicien et la genèse de la psychanalyse, fait valoir en quoi le socle sur lequel nous nous appuyons lorsque nous recevons un patient n’est pas « un système spéculatif[2] », ou relevant d’une construction dogmatique. Au même titre que la psychanalyse ne fut pas une lubie de Freud faite « d’idées purement subjectives[3] », l’écoute d’orientation analytique s’ancre dans l’articulation des signifiants que livrent les patients lorsqu’ils s’adressent à nous, à distance des protocoles universalisants, et dans un juste retour de la clinique. En effet, prendre la parole comme « point de départ[4] », pour dérouler le fil des énoncés d’un sujet selon le flot singulier de son énonciation, détournerait le thérapeute du piège d’une doxa inflexible. C’est à cette unique condition d’en passer par la fiction narrative des scénarios inconscients que le sujet, avec le psychologue orienté par la psychanalyse, aura la chance d’approcher au plus près l’intime de sa position. Pour cela, ni croyance, ni certitude : « vous ne devez ni croire ni rejeter[5] », oriente Freud. Cette indication, simpliste dans sa forme, mais lumineuse dans la pratique, est une invite à un délicat maniement du transfert permettant le tissage de la trame inconsciente. Les premières patientes de Freud sont venues le bousculer et contrarier l’obscur d’une époque où les non-dits étaient préférables à la parole. Depuis, les patients n’ont jamais cessé de nous enseigner, et de venir « ébranler [nos] préjugés[6] », mais à la seule condition de suivre leur élaboration, selon une temporalité qui leur est propre.

C’est en quoi cette volonté de savoir qui anime les psychologues freudiens, différente de celle dénoncée par Michel Foucault des années plus tard, n’est ni un pousse-à-parler, ni une approche guidée par la finalité de recherche d’une vérité, univoque et immuable. Par-delà les discours véhiculés en institution – souvent relais du discours commun – nous extrayons la suspicion que le patient ne serait « pas authentique », ou encore « qu’il nous manipulerait ». Freud, de son côté, en parlant de « scepticisme », pour y accoler l’adverbe « bienveillant », nous montre en quoi le leurre n’est jamais là où on le pense. Ce « scepticisme bienveillant[7] », qu’il soit du patient à l’égard de la psychanalyse, ou encore de celui qui écoute, est ce qui permet au clinicien de s’éloigner d’une recherche d’efficience, au profit d’une ouverture vers ce qui échappe à toute idée de protocolisation.

Supporter l’incohérence ou le hors-sens, soit le trou dans le savoir, constituerait donc un enjeu fondamental pour le clinicien, qu’il soit psychanalyste, psychologue ou psychiatre. Mais alors, comment transmettre et enseigner ce qui, par essence, reste insaisissable ? À la condition de « ne reculer en aucun cas[8] », selon Lacan, ou, dans les mots de Freud, de ne pas « répugn[er] à entrer en relation trop étroite avec [les] patients[9] ». Et c’est peut-être en s’adossant à ces deux propositions que les psychologues d’orientation analytique seraient plus armés pour entendre la singularité d’un sujet, en se délestant des effets de certitude ou de captation imaginaire. Les psychiatres décrits par Freud sont ceux cédant trop vite au champ de la compréhension, dont l’écueil d’une certitude faite d’ignorance serait implacable.

Freud invite à se faire partenaire du sujet et de ses impasses pour élaborer dans le transfert, via l’interprétation, le seul savoir qui vaille, à savoir celui de l’inconscient. C’est pourquoi les effets de transmission ne peuvent en passer que par le travail de construction de cas, où il s’agit d’accepter de se prêter au doute, à la contradiction, voire à la critique, comme ce fut le cas pour Freud lorsqu’il a fait de la psychanalyse un nouveau système de pensée. Et ce, au prix de payer le risque de la défiance « car [par le questionnement et la remise en question] il laisse supposer que ces dernières propositions sont aussi erronées que les précédentes[10] ». Mais sinon, à quoi pourrait tenir « l’intérêt psychiatrique[11] » ? En réduisant le discours d’un patient à la seule nosographie ou au caractère héréditaire du symptôme, le thérapeute dépossède le sujet de sa vérité, se soustrait à la rigueur de l’exercice et rate la richesse de la complexité des phénomènes inconscients. N’est-ce pas en consentant à une issue thérapeutique non prédictible et en se faisant dupe de l’apparence parfois « absurde » et « incompréhensible[12] » de la symptomatologie qu’une logique singulière pourra émerger pour le psychologue – toujours en formation – mais avant tout pour le sujet ?

Freud notait déjà que la psychiatrie ne pouvait plus se suffire à elle-même dans cet enfermement doctrinal où la supposition et la course à la connaissance seraient maîtres. Ainsi, en transcendant l’appréhension de la parole en tant que performative, celui qui se forme par la lecture des textes de Freud peut trouver à subvertir ou à compléter cette psychiatrie devenue de plus en plus avide de savoir. Loin de s’exclure, proposons à la suite de Freud que ces deux disciplines se complètent. Toutefois, cette conférence ne vient-elle pas nous faire entendre la façon dont la science trouve à s’inscrire dans son époque, relativement à la valence que l’on confère aujourd’hui au questionnement, au débat, voire à l’erreur ? Et si « la science n’est pas incapable de savoir ce qu’elle peut, mais elle, pas plus que le sujet qu’elle engendre, ne peut savoir ce qu’elle veut[13] », où en sommes-nous un siècle plus tard ?



[1] Freud S., « Psychanalyse et psychiatrie » (1916/1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 304.

[2] Ibid., p. 293.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 292.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 292.

[8] Lacan J., « Ouverture de la section clinique », Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 12.

[9] Freud S., « Psychanalyse et psychiatrie », op. cit., p. 293.

[10] Ibid., p. 294.

[11] Ibid., p. 299.

[12] Ibid., p. 303.

[13] Lacan J., « La place de la psychanalyse dans la médecine », disponible sur internet.

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