La métaphore de la science établie par Jacques-Alain Miller[1] est celle du savoir sur le sens, dont il fait valoir qu’elle produit le silence du sujet. Plus radicalement, ce savoir neutralise, efface, abolit, le sens. L’équivocité, la polysémie du terme de sens nous sollicite spécialement aujourd’hui, selon ses trois principales significations.
D’abord celle qui apparaît dans l’expression « donner un sens à la vie » ; Lacan constate que l’avancée de la science détruit le sens, et qu’il y aura en conséquence une montée en puissance de la religion[2], là où il est détruit.
Puis celle qui a trait à la sphère sensorielle. La vue, le toucher (les opérations à distance par robot interposé), l’auditif, l’échange verbal (les implants cérébraux), tous sens qui sont intermédiés par la machine. La science est un savoir acéphale, à l’égal de la pulsion, de la pulsion de mort qui, qu’elle soit collective ou individuelle, comme « franchissement du principe de plaisir »[3], est sans subjectivité. Enfin, selon la signification de direction, ici celle de la vie vers la mort en passant par la sexuation, remise en cause dans ces trois termes, du fait des découvertes et des applications de la biologie et de la médecine dont les conséquences sont que le corps biologique fait de moins en moins destin pour le sujet[4].
Ainsi, il est clair que les incidences de cette métaphore, comme fracture du collectif, sont politiques.
S’agissant maintenant du médium technologique, généralisé et diversifié par la technologie numérique, qui relie aujourd’hui les individus entre eux à tout moment et quelle que soit leur position dans l’espace ; loin de contribuer, comme moyens de communication, à la cohérence du collectif, il la dérégule. Il l’émiette, il l’atomise par la mise à distance de l’un avec l’autre. Cette technologie numérique n’en produit pas moins des progrès techniques indéniables.[5]
Sans doute n’en a-t-il pas toujours été ainsi, lorsque par exemple le progrès et le développement des moyens de transport au début du vingtième siècle ont permis que se tiennent les premiers congrès mondiaux, parallèlement aux voyages d'agrément, dont l'ironie discrète du mot tourisme dit bien ce qu’ils sont devenus.
D’une certaine manière cette dérégulation du collectif perpétue et prolonge la suppression des privilèges comme ceux des guildes et des corporations[6], actée par la Révolution française [7] : égalité pour tous, sans exception, avec, comme conséquence, le père destitué de sa fonction ; et liberté d’entreprendre dans tous les domaines.
Aujourd’hui, c’est sous le nom de dépathologisation, déstigmatisation, que cet égalitarisme s’impose dans un certain discours, affranchissant le sujet des catégories stigmatisantes dans une nouvelle liberté. Mais comme il est écrit dans l'ouvrage coordonné par Caroline Doucet[8], l’offre de santé mentale a pour but de répondre à des exigences idylliques : réussite, bien être, bonheur, complétude, être responsable, autonome, indépendant, etc., plus que celles du soin. Si la clinique dans son étymologie renvoie au soin prodigué au lit du malade, il s’agirait plutôt aujourd’hui du lit de Procuste. Les catégories cliniques où pouvait trouver à s'abriter, moyennant la psychanalyse comme référent, l’inconscient du sujet, ont été pulvérisées par la substitution du paradigme de la santé mentale à celui de la psychiatrie[9]. Quelque trente ans plus tard, en 2019[10], le département psychiatrie de Sainte-Anne est devenu le Groupe Hospitalier Universitaire (GHU) Psychiatrie et Neurosciences, et les hôpitaux de rattachement des secteurs de psychiatrie parisiens, pour cette fonction, ont fusionné pour ne relever que de ce seul GHU, ce qui n’est pourtant pas le cas des secteurs infanto-juvéniles[11].
Il faut avoir assisté, dans une émission télévisée[12], à la sortie virulente et sidérante du psychiatre directeur de ce GHU pour mesurer autour de quoi se structure la santé mentale en France : l'expulsion de la subjectivité, avec l'abri offert à un institut de psychanalyse faisant fonction d'idiot utile. Les dix-huit Agences Régionales de Santé[13] qui maillent le territoire en sont le complément, égrenant leurs « recommandations », euphémisant leur langue pour adoucir ce « totalisme »[14] administratif inarrêtable, qu’elle voudrait masquer par la novlangue managériale, telle la formule de “démocratie sanitaire”.
En témoignent ces propos recueillis d’une personne, psychologue, qui rapporte comment plusieurs confrères sont mis en concurrence pour le suivi de jeunes personnes, l’administration demanderesse en accord avec l’ARS Île de France, prétextant un manque de budget (en l’occurrence, celui de l’ASE) pour ces lancements de devis au mieux-disant !
La psychologie de l’Esquisse de Freud[15] est commentée tout du long de son enseignement par Lacan, avec son point d'orgue du schéma se trouvant dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse[16], puis sa reprise dans le séminaire IX encore inédit, « L’identification ». Elle est scientifique, parce qu’elle instaure un au-delà de la psychologie que nous dirons formaliste, qui tient compte des « fixations libidinales » singulières du sujet, convoquant son éthique et sa responsabilité propres, l’instaurant en sujet du symbolique qui déterminent pour lui désir, plaisir, amour et jouissance. C’est en quelque sorte une science du singulier.
Cet au-delà est aujourd’hui en proie à la fureur colonisatrice de la technologie et des neurosciences qui ne savent comment s’en débarrasser. On entend parler avec horreur des thérapies de conversion des homosexuels dans les pays totalitaires, mais la conversion forcée – céder n’est pas consentir[17] – du symptôme, comme parole symbolique du sujet, en trouble mutique, par orthothérapie du comportement, n’est pas moins indolore, et pour le sujet, et pour le collectif.
Dans ce contexte, on pressent que la « demande » d’un ordre des psychologues, même si émanant quelquefois des psychologues eux-mêmes – car on n’est jamais aussi bien asservi à l’autre que par soi-même – séduit la sphère politique, laquelle n’est jamais à cours d'invention sémantique – ainsi de l’invention de la locution « pratiques psychologiques abusives » –, ne servirait qu’à asseoir le type de pratiques ici décrites, voulues par une administration sans frein, ni éthique, ni juridique d’ailleur
[1] Miller J.-A., L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, Séance du 12 mars 1997.
[2] Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005-transcription par J-A Miller.
[3] Miller J.-A., 1,2,3,4, cours du 12 décembre 1984.
[4] Midi Libre, 27 Juillet 2023, « Atteint d'une maladie génétique depuis sa naissance, un jeune américain de 14 ans devenu aveugle, a pu retrouver la vue grâce à des gouttes ophtalmiques. Testant une nouvelle formule de la première thérapie génique au monde, l'adolescent a pu atteindre une vision presque parfaite. », Internet.
[5] « Deux femmes handicapées recouvrent la parole grâce à un implant cérébral », BFM TV actualités, 19 mars, 2024.
[6] Sewell H. William, Gens de métiers et révolutions, Paris, Aubier, 1983, p.16.
[7] Miller J-A, « Pourquoi ne pas dire que la déclaration des droits de l’homme est la conséquence de la montée en puissance du discours de la science, qu’elle traduit une puissance universalisante de la science », « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », 4 décembre 1996.
[8] Normand M., Psychologue en service de psychiatrie, sous la direction de Caroline Doucet, Paris, 2011, p.35.
[9] Massé G., La psychiatrie ouverte. Une dynamique nouvelle en santé mentale, rapport au ministre de la santé et de L'action humanitaire, Paris, édition, 1997.
[10] Celui qui se rendait cette année-là aux enseignements de la section clinique de Ville-Evrard se souviendra des banderoles exprimant le désaccord des représentants du personnel de l’hôpital sur cette recomposition.
[11] Guide santé mentale, Soins, accompagnement et entraide, Paris, Psycom, 2021 et sa version 2017.
[12] L’autisme, accompagnement et soins, disponible sur internet.
[13] Légifrance, Arrêté du 27 décembre relatif à la contribution des régimes obligatoires d’assurance maladie au financement des agences régionale de santé pour les années 2022 et 2023.
[14] Mhalla A., Technopolitique, Paris, Seuil, p.128.
[15] Freud S., Esquisse d’une psychologie, avec la participation de Susanne Hommel, Jef Le Troquer, Alain Liégeon et Françoise Samson, édition bilingue, Érès, Paris.
[16] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p.44 et commenté plusieurs fois : « Comptes-rendus avec interpolation du séminaire de l’Éthique », Paris, Ornicar?, n°28, 1984 ; Lacan J., « Discours aux catholiques. Le triomphe de la religion », op. cit., p.52 à 55 : « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.67 ; L’identification, Éd. de l’association freudienne internationale, séance du 10 janvier 1962.
[17] Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2023.
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