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Anne Colombel-Plouzennec

La fiction utile du neuro… et la psychanalyse




« Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. […] Il n’y a de fait que d’artifice. »

Jacques Lacan[1]


Quelle est cette « fiction utile »[2] du tout-neuro désormais promue tous azimuts ? Hervé Castanet nous en présente les enjeux dès l’introduction de son livre Neurologie versus psychanalyse[3] : « les neurosciences investissent tous les champs de savoir et veulent promouvoir une soi-disant objectivité méthodique généralisée visant à s’emparer de tout ce qui constitue l’expérience humaine ». Les enjeux sont posés : « le paradigme hégémonique, autant idéologique qu’épistémologique » du « tout neuronal », dont nous constatons quotidiennement l’expansion active et grandissante, se veut « réponse à tout », autorisée par une objectivité affirmée de sa méthode, elle-même légitimée par sa référence à la science et sa « causalité matérielle ».


« Fiction utile »

Fiction ? Le tout-neuro – que n’est pas la neurologie – est un des noms du scientisme, lui-même défini comme l’« opinion philosophique, de la fin du xixè siècle, qui affirme que la science nous fait connaître la totalité des choses qui existent et que cette connaissance suffit à satisfaire toutes les aspirations humaines »[4]. C’est une idéologie. Dans son ouvrage, H. Castanet s’emploie à le démontrer avec une grande rigueur, à partir de son ambition « d’interroger, moins ce qui se dit et se fait, que la possibilité que cela puisse vouloir se dire et se faire »[5].

Utile ? Il est notable que la promotion de ce tout-neuro, si elle ne date pas d’aujourd’hui, s’étende chaque jour davantage. Est-ce une expression de l’air du temps à une époque où prévaut une gouvernance par la peur ? De grandes catastrophes traversent effectivement notre monde, mais l’on peut relever avec humour, le tweet d’Hubert Huertas à l’occasion de la finale de la Coupe du monde de football : « La fin d’année est terrible. Les coupures de courant ne sont pas au rendez-vous. La vaguelette de Covid décline. France-Maroc n’a pas déclenché de guerre civile. Le désespoir serait que la France batte l’Argentine »[6] (ce qui n’arriva pas).

La corrélation entre cette peur entretenue de quelque chose qui pourrait surgir et l’engouement pour des méthodologies visant à prévoir, calculer, contenir, voire annuler jusqu’à forclore le réel et ses effets, semble s’imposer.

Il ne peut donc s’agir que de contrer les empêcheurs de tourner en rond, et, notamment, les psychanalystes, en tant qu’ils sont avertis que la matière de l’humain ne tend pas à la paix, au progrès et à l’homéostasie, mais que quelque chose échappera toujours, restera rétif à la maîtrise, et pourtant, nous gouverne. Cet insu fondamental est en effet, dans ce cadre, insupportable. On l’assimile à de l’obscurantisme[7], qui n’est pas un simple non-savoir, mais un facteur d’« opposition à la diffusion de l'instruction, de la culture, au progrès des sciences, à la raison, en particulier dans le peuple »[8].

Ainsi cette fiction fondée sur le fait que « ce que l’on sait est su » et « on sait qu’on le sait » [9] est-elle utile, sinon pour contrer le réel en tant qu’il échappe ou qu’il peut surgir, du moins pour entretenir l’illusion que c’est possible : encore un effort pour être maître chez soi.


Nécessairement, cette fiction génère donc de l’angoisse, si pour une raison ou une autre, jamais anodine, l’enthousiasme faiblit. L’angoisse est notamment abordée par Lacan via le phénomène d’inquiétante étrangeté. L’affect inhérent au manque de signifiant est ressenti par le sujet, mais il est désamarré du signifiant[10] : le sujet ne peut dire ce qui l’angoisse. C’est alors que surgit l’Unheimlich « à la place où devrait être le moins-phi ». Là où manque l’image du manque – « et pour cause » –, quand « le manque vient à manquer »[11], apparaît quelque chose d’étrange, facteur d’angoisse.

On entend là combien les « discours du pour tous, qui vise[nt] à combler le manque avec une réponse globalisante et sans reste »[12], et ainsi « nous réduire à notre corps »[13], peuvent faire figure de ce qui obture le manque.

Mais Cinzia Crosali souligne également une autre fonction de l’angoisse, liée à cette logique : l’angoisse en tant qu’« objection au pour tous, une objection au pur sujet de l’intelligible »[14]. « L’angoisse dit Jacques-Alain Miller, a clairement la fonction de démontrer au maître son impuissance. À celui qui parle au nom du pour tous, elle démontre que – sur moi, la victime de l’angoisse, par ce biais-là, tu ne peux rien »[15].




Alors, quelle pourrait être la place de la psychanalyse ?

L’inconscient est bifide. En son cœur – réel – c’est certainement autre chose, autre chose que le neuronal, et autre chose que le tout-neuro : à ce niveau-là, nulle liaison, nul circuit, nul rapport, à rien. L’inconscient, finalement, c’est l’Autre Chose, quel que soit le discours courant. Et l’inconscient, c’est aussi, au titre de son déploiement dans des formations – symboliques et imaginaires – c’est aussi la matière même de la défense contre ledit réel, matière nouée à ce de quoi l’époque est faite. Les psychanalystes en sont avertis, par l’étude et surtout par l’expérience du manque en tant qu’il n’est plus facteur d’angoisse, mais, une fois celle-ci traversée, de désir. C’est à ce titre qu’ils ont la capacité de lire et interpréter la fiction utile du moment, faisant ainsi valoir avec vigueur ce qui constitue l’expérience qui leur permet justement de saisir que ce sont des fictions, et seulement cela, utiles à produire un plus-de-jouir spécifique, utiles à une gouvernance, utile à empêcher l’accès du sujet à ce qui le divise.

Un par un des témoignages s’accumulent, au sujet de l’expérience de l’analyse. Il semble indubitable que des gains s’en déduisent : gain de libido, et gain de savoir qui facilite l’usage des semblants en tant que tels. Voilà qui est sans aucun doute hors du champ du neuro et qui ne peut se transmettre que dans une rencontre.

[1]. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2001, p. 66. [2]. Selon l’expression utilisée à propos du peuple par Pascal Ory dans le cadre de l’entretien qu’il a accordé à Lacan Web TV à la suite de la sortie en mars 2022 de son dernier livre, Ce côté obscur du peuple, Paris, Bouquins, 2022. [3]. Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin éditeur, 2022, p. 9. [4]. Article « scientisme », Larousse en ligne. [5]. Castanet H., op. cit., p. 14. [6]. Huertas H., message du 17/12/2022 sur Twitter. [7]. Castanet H., op. cit., p. 13. [8]. Article « obscurantisme », Larousse en ligne. [9]. Castanet H., op. cit., p. 11-12. [10]. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 23. [11]. Ibid., p. 53. [12]. Cinzia Crosali, « L’angoisse comme objection au “pour-tous” », L’Envers de Paris, disponible en ligne. [13] Lacan J., La Troisième (1974), La Cause freudienne, n°79, 2011, p. 28 [14]. Ibid. [15]. Miller J.-A., « État de droit et exception », Mental, n°37, p. 155 (L’orientation lacanienne, « De la nature des semblants », cours du 11 décembre 1992).

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