Dans le cadre de nos réflexions actuelles sur le vivant[1], nous en revenons immanquablement au texte de Freud, Au-delà du principe de plaisir, texte de 1920 dans lequel l’inventeur de la psychanalyse, qui était neurologue, formule l’état de ses recherches ainsi que ses « spéculations » sur les rouages de l’inconscient alors conçu dans un ancrage pour partie biologique, notamment sur la question du vivant, de la vie et de la mort[2]. Freud a en effet toujours « mis beaucoup d’espoirs dans la biologie »[3], souligne Jacques-Alain Miller. C’est ce qui nous invite à nous interroger sur ce qu’il en est aujourd’hui du discours de la neurobiologie.
Animé par le souci de voir pour comprendre le fonctionnement cérébral humain, cette discipline situe le « psychisme » comme le processus situé entre les « entrées sensorielles » et les « sorties motrices » et explique le fonctionnement neuronal qui le caractérise, entre :
- processus analogiques, non conscients (ce qui se passe dans notre cerveau face aux stimulii rencontrés dans l’environnement, et ce à tellement grande vitesse qu’il nous est impossible d’en être conscients),
- processus pré-cognitifs (ce qui se passe dans notre cerveau avant que ces motions issues du processus analogique ne soient inscrites dans le système cognitif),
- et système cognitif qui permet de trouver un sens aux processus analogiques.
Le psychisme est donc ici l’équivalent du cerveau dans son activité non consciente. Rien de commun ici avec l’inconscient au sens freudien[4].
La neurobiologie décrit en effet les circuits neuronaux, et l’impact de la chimie des émotions, qui induit une réponse particulière dans certains cas.
Ainsi, pour la neurobiologie, la délicate question des traumatismes est-elle renvoyée au fonctionnement de l’amygdale : le centre des émotions se bloque en cas de stress intense, suscitant l’impossibilité de la réponse de l’organisme. Dans le même temps, des associations sont opérées chimiquement par le cerveau entre des éléments directement liés au choc et d’autres, annexes, liés au contexte. Par exemple : lors d’un choc, le sujet concerné peut associer l’événement à des caractéristiques environnementales ou procéder à des généralisations, créant ainsi des « erreurs » d’analyse.
Ces explications appellent plusieurs considérations de notre part.
Deux remarques épistémologiques…
Premièrement, le psychisme (quelle qu’en soit la définition) n’existe pas sans un corps, un corps vivant, caractérisé par un fonctionnement biologique et neurobiologique.
Deuxièmement, le fonctionnement du corps vivant biologique est impacté par ce qui se passe sur le plan psychique : un choc, un stress, ont évidemment des effets biologiques.
… et deux autres à la fois méthodologiques et idéologiques :
D’abord, le constat de certains phénomènes se produisant dans le corps biologique dans le cas de mise en jeu de processus psychiques, n’induit-elle pas une confusion entre principes de corrélation et de causalité ?
Et puis, une telle définition du psychisme par les processus biologiques non conscients survenant en réponse réflexe à l’immersion dans l’environnement (ce qui s’opère à une vitesse telle que nous ne pouvons pas en être conscients) ne réduit-elle pas l’humain à son organisme ? Exit le langage, exit les langues, et avec eux l’inconscient freudien.
Notons cependant que certains neurobiologistes regrettent eux-mêmes le scientisme qui se déduit des recherches récentes dans leur domaine. Ceux-là considèrent notamment l’illusion introduite par l’imagerie cérébrale, qui, avec ses chatoiements de couleurs, donne l’impression de pouvoir « voir le cerveau penser ». Ce regret est la trace éthique qui fait une passerelle entre leur champ et le nôtre.
En effet, qui a rencontré l’enseignement de Lacan et a décidé de s’en orienter, a découvert une dimension qui échappe totalement à ces considérations neurobiologiques. Cette dimension, c’est le réel, le réel de la vie, qui tient à la prise du corps vivant dans le langage, langage qui « dénature le rapport à la vie et ce qui permet de penser la vie et de lui donner un sens »[5]. Voilà le trou.
Rien de nouveau, me direz-vous, et vous n’aurez pas tort, puisque Georges Canguilhem (1904-1995) alertait déjà en son temps sur deux points :
- d’une part sur l’« écart entre le biologique et le réel »[6] tel que Lacan le définit, écart que veut toujours plus masquer la sophistication des outils biomédicaux),
- d’autre part sur « le rôle de spécialiste que se voit attribuer le psychologue à l’aube du XXIe siècle », psychologue – pour certains : neuropsychologue – qui, s’il n’y prend garde, « finira par n’être plus qu’un instrument sans chercher à savoir de qui ou de quoi il est l’instrument »[7].
Un glissement survient alors lorsque l’on passe de l’affirmation d’une pure prétention à « essayer de comprendre » (le fonctionnement neuronal et la chimie cérébrale) à la « prétention de soigner ». La neurobiologie l’affirme : en tant que telle, elle ne soigne pas, de sorte que les neuropsychologues n’ont pas de traitement à proposer. Ils orientent d’ailleurs, une fois leur bilan établi, vers des prises en charges de type thérapies cognitivo-comportementales. Pourtant, face à la souffrance d’une personne traumatisée par exemple, l’illusion de pouvoir remédier aux « erreurs » en « élimin[ant] les interférences susceptibles de rompre les enchaînements comportementaux » douloureux fait retour. Le discours est alors circulaire, sans trou, tout est compatible pour trouver une solution, que ce soit par la neuropharmacologie, ou… par la parole en analyse !
Les psychologues freudiens, quant à eux, s’emploient avec force à maintenir la spécificité de la psychanalyse qui les oriente, refusant l’assimilation de l’inconscient dans quelque discours que ce soit, au titre de ce que se loge en son cœur une part toujours Autre, que l’on peut notamment dire inexplicable.
[1] Cf. l’appel à contribution du 11 janvier 2024 de l’association des Psychologues freudiens, en vue de la soirée de travail du 14 mai 2024 avec Caroline Doucet, sous le titre « Psychologie et médecine. Quelle place pour le vivant ? ».
[2] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, Paris, Points, Essais, 2014, notamment le chapitre 5.
[3] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événements de corps », La Cause freudienne, n° 44, Paris, Navarin / Le Seuil, 2000, p. 36.
[4] Cf. Pipol 9, « L’inconscient et le cerveau, rien en commun ».
[5] Doucet C., « L’urgence à justifier son existence, indécision médicale et éthique du vivant en psychanalyse », in Hulak F., dir. Ce que Lacan nous enseigne, Nîmes, Champ social, 2023.
[6] Ibidem.
[7] Albert S., Colombel-Plouzennec A., Georges-Lambrichs N., Psychologues sur le qui-vive, Nîmes, Champ social, Col. Tag, mai 2024, p. 77.
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