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Evangelia Tsoni

Glossaire en institution : A pour « (non) adapté »





« Adapté ». Voilà un des signifiants récurrents du discours en institutions, qui se trouve dans la bouche de l’ensemble du corps médical et paramédical au point d’être entendu presque comme une bizarrerie stéréotypique.

« Comportement (non) adapté » : Est l’expression que l’on l’entend et que l’on le voit partout. C’est un mot qui circule tout seul, la plupart du temps sans complément explicatif, c’est un mot elliptique chargé d’une signification supposée partagée par tous.

Ce mot semble s’imposer à la fois comme un critère diagnostic et comme pronostic. « Son comportement est (non) adapté » il suffit de le dire pour que tout le monde acquiesce. Pas de questions. Ça semble évident… Entre soignants, « on » se comprend. « On » semble tous supposer avoir le même mode d’emploi de la bonne conduite ; comme la vitesse autorisée dans certaines rues de Paris qui ne peut dépasser le 50 km. Pour autant, tout le monde ne se sert pas de la voiture en ville et/ou n'applique en toutes circonstances les règles de la bonne conduite.

Ce que Freud[1] avance, c’est que le sujet s’adapte selon son mode singulier d’être au monde et de se situer dans la structure : du côté de la névrose, cela se fait au prix du symptôme et d’une révision de la réalité par le kaléidoscope du fantasme afin de résoudre le conflit entre le moi et le ça et de répondre aux exigences du surmoi ; du côté de la psychose, par le biais du délire, comme une reconstruction d’un monde effondré, résultant du conflit entre le moi et le monde extérieur.

Canguilhem[2], en défendant le caractère d’emblée qualitatif de l’être-malade et l’idée de la maladie comme nouvelle norme, soutenait que « la vie multiplie d’avance les solutions aux problèmes d’adaptation qui pourront se poser ». Ainsi, les frontières entre normal et pathologique, entre comportement adapté et non-adapté s’abolissent, de sorte que l’on pourrait dire que nous sommes tous des adaptés !

Multitude de l’existence qui esquisse la pluralité des sujets, dirait Tony Negri[3], ou, comme le résume Heidegger, une vie dont l’être approprié a pour nom l’existence et qui, ne s’échappant plus à soi-même, cesse d’être affaire de publicité et de On[4].

Mais revenons à ce « On » qui régit le diagnostic et le pronostic des maladies mentales dans nos institutions. « Être adapté » renvoie à une idée que s’adapter dans le collectif, dans la société, est une affaire de « on » normatif : « je » doit se fondre dans le « on », et l’idée de la normalité s’impose ainsi comme visée de soins en matière de santé mentale. Foucault, ayant poussé plus loin la réflexion de son maître Canguilhem, sourirait amèrement, en y voyant la preuve d’une société disciplinaire dont la psychiatrie, dès ses commencements, devient un des agents[5].

En cherchant à comprendre un peu plus le mode d’emploi, je découvre que ce mot est scientifiquement appuyé et approuvé. Il s’agit d’une référence au discours dominant dans la politique actuelle de la santé mentale que le corps soignant répète sans le savoir. Référence implicite à la CIM[6] et au DSM[7] qui, depuis sa 4ème version, fait apparaître les troubles de l’adaptation parmi la classification des maladies mentales.

Ces manuels sont les références majeures des signifiants véhiculés dans des institutions, notamment en psychiatrie, sorte de bibles en matière de santé mentale. Néanmoins, bibles modernes, à savoir revues et réajustées selon le progrès de la science et les demandes du marché. Progrès des temps modernes qui s’inscrivent à la suite de la révolution copernicienne du 17e siècle et de l’avènement du cogito cartésien. Ils défient les maîtres du savoir en mettant, dorénavant, les savoirs à l’épreuve des sciences, avec le paradoxe à la fois de s’imposer comme connaissances irréfutables et comme une sorte de « doxa » mutante, suivant la devise héraclitienne « Πάντα ῥεῖ »[8].

Selon le DSM-V[9], les « troubles de l’adaptation » incluraient des « symptômes émotionnels et comportementaux, en réaction à un ou plusieurs facteur(s) de stress identifiable(s), survenant au cours des trois mois suivant la survenue de celui/ceux-ci » et qui se manifesteraient par « une détresse marquée hors de proportion par rapport à la gravité ou à l’intensité du facteur de stress… » et « une altération significative du fonctionnement… ». Malgré le détail de ce qui est adapté ou pas, il est frappant que la définition reste pour autant très vague. Car le seul critère qui fasse office de diagnostic est un indéfini « on ». Est inadapté ce qui excède ce qu’« on » attendrait normalement comme réaction : lorsque « les réactions excèdent ce qui peut être normalement attendu, compte tenu des normes culturelles, religieuses ou adaptées à l’âge ».

Et ce « on », devient un critère de diagnostic, régnant dans le discours institutionnel afin de juger, voire d’évaluer le comportement du dit malade – et cela en effaçant le facteur de « stress », d’un événement déclencheur, même insignifiant, qui saurait interroger ce qui du sujet-être-malade émerge dans son acte. On barre le sujet de l’acte afin de mettre le curseur à cet « on », à ce qui de l’extérieur vient de définir l’acte niant son sujet.

Mais qui est cet « on » qui nous empêche de rencontrer le sujet qui est en face de nous ?

Ce « on » semble être ce fameux « tout-le-monde », affaire de la publicité, de la médiocrité, écrit Heidegger[10], qui nous empêche d’être nous-même et « qui déploie sa véritable dictature », car « chacun est l’autre et nul n’est lui-même ». Ainsi le « On décharge chaque fois le Dasein en sa quotidienneté », car toute différenciation s’évanouit et le Dasein se dissout dans le mode d’être des autres, n’ayant plus besoin d’assumer la responsabilité de son être-là. Il n’y a plus de Je, c’est le on qui commande et qui décide, en délestant le Dasein de son authenticité, mais aussi de l’angoisse d’avoir à être son Soi propre dans le monde et avec les autres.

Ce « on » qui règne souvent dans les stéréotypies du discours des professionnels et dans les manuels de maladies mentales, et qui détermine le malade d’après son comportement en accord avec ce qu’on considère adapté, efface la singularité du sujet en le soumettant à la demande de l’Autre, et réduit les soins à des stratégies obsessionnelles qui nient l’autre et barrent le désir. C’est un mur que nous mettons en place en tant que professionnels afin de ne pas risquer la rencontre avec l’autre comme altérité et d’éviter l’angoisse que cela suscite dans la clinique, lorsqu’on s’y confronte, à ses impossibles, à ce qui échappe du sens et à notre impuissance…



[1] Freud S., « Psychose et névrose (1924) », in : Névrose, psychose et perversions, PUF, Paris, 2008, pp.283-286.

[2] Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, coll. Galien, Paris, 1972, p.199

[3] Negri T., “Pour une définition ontologique de la multitude », Multitudes, 9, éditions Exils, Paris, 2002/2, pp.36-48.

[4] Kisiel T., The genesis of Heidegger’s Being and Time, Berkeley/ Los Angeles/ Londres, University of California Press, 1993, p.360.

[5] « Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, Cours au Collège de France, 1973-1974, Gallimard, Paris, 2003, p.219.

[6] CIM : classification internationale des maladies.

[7] DSM : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.

[8] « Tout s’écoule » ou littéralement « tout coule » : « on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve »…  car tout s’écoule « tout cède et rien ne demeure », cf. Héraclite, Fragments, texte établit, traduit et commenté par M. Conche, PUF, Paris ,1998, pp.  459-470.

[9] DSM-5Ò, Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux, American Psychiatric Association, coordination générale de la traduction française M-A. Crocq et J. D. Guelfi, 2015, édition Elsevier Masson.

[10] Heidegger M. (1927), Être et temps, trad. par F. Vezin, nrf, éditions Gallimard, Paris, 1986, p.127.

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