En août 1936, à Marienbad, Jacques Lacan présente au XIVème Congrès psychanalytique international une communication qui aurait trait à l’optique sous le nom de stade du miroir[1]. Il ne transmettra pas ce texte pour la publication du congrès. On en trouvera une partie dans l’article sur la famille publié en 1938[2]. C’est en 1949, à Zurich lors du XVIème Congrès, que Lacan rédige un texte intitulé « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », mieux connu sous le nom : « Le stade du miroir »[3]. Il y formule ses premières réflexions élaborées dans une perspective psychanalytique [4].
Le stade du miroir chez Henri Wallon[5]
Henri Wallon (1879-1962) était à la fois médecin ET psychologue, le fait mérite d’être souligné tant il est rare. Suite à sa thèse sur l’enfant turbulent en 1925, il crée le laboratoire de psycho-biologie de l’enfant puis devient directeur de l’Institut de psychologie de l’Université de Paris et fonde la revue Enfance.
Il est le premier, dans son étude sur la construction de la personnalité infantile en 1931[6], à avoir donné le nom « d’épreuve du miroir » à cette expérience, sans pour autant la développer, où l’enfant placé devant un miroir reconnaît progressivement son corps propre dans l’image.
À l’époque, H. Wallon était une sommité, un pur produit intellectuel français, aîné de 10 ans de Lacan, il a obtenu une chaire de psychologie et éducation au Collège de France en 1937. Il se trouvait alors, en tant que fondateur de la psychologie scientifique française, diriger une équipe chargée de rédiger le huitième tome de l’Encyclopédie Française, intitulé : La vie mentale. C’est à cette rédaction gigantesque que le jeune et brillant psychiatre de 37 ans, Jacques Lacan, dont le talent lui a été rapporté, a été invité à participer.
Lacan connaissait fort bien H. Wallon. N’est-ce pas ce dernier qui lui a commandé un texte mieux connu sous le titre : « Les complexes familiaux », constitué de deux parties : « Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale » et « Les complexes familiaux en pathologie » en 1938 ?
Dès 1931, Wallon qui étudiait le développement intellectuel et affectif de l’enfant, s’inscrivait dans une perspective développementale et décrivait « l’épreuve du miroir » du point de vue de la conscience. Notons que la notion de matérialisme dialectique propre à Karl Marx va fournir à Wallon un cadre d’interprétation des relations entre le psychologique, le biologique et le social, et aussi lui apporter une grande méfiance vis-à-vis de la psychanalyse qu’il qualifiait « d’idéologie bourgeoise ». Il s’est du reste opposé à Freud à diverses reprises concernant entre autres « une vue idéaliste du psychisme humain » de ce dernier [7]. Pour lui, Freud, en recherchant dans une étape du passé de l’enfant les racines du conflit, fixait la psychopathologie dans une perspective étiologique, au détriment de celle du développement. C’est ce que Wallon entendait par « le génétisme à rebours ».
Cinq ans plus tard, en 1936, Lacan, va s’emparer de la référence wallonienne et transformer « l’épreuve du miroir » en « stade du miroir ».
Le stade du miroir chez Lacan
Lacan se dégage peu à peu d’une lecture psychogénétique du stade du miroir. Rappelons que, et notamment pour Wallon, la psychogénèse du développement chez l’enfant est une conception globale comprise comme le résultat des interactions entre des composantes neurobiologiques, affectives et sociales. Wallon envisage la notion de stade comme un processus fonctionnant par étapes successives. L’enfant suit un développement qui possède ses moments, qui suit certaines phases valables pour tous sans quoi il ne parvient pas au développement normal de l’individu. Chaque stade n’est pas pour autant d’une fixité stricte. Néanmoins la notion de stade, chez Wallon, est envisagée comme dynamique, le stade s’inscrit dans un cadre de transitions nécessaires qui actualisent le développement normal de l’individu. Chez Wallon ce stade se dépasse, le développement fonctionne par acquisitions et maîtrises successives, une fois la capacité maîtrisée, plus aucun problème pour l’individu !
Chez Lacan, il en est tout autrement, Lacan ouvre d’autres perspectives. La notion de stade avec lui acquiert un caractère que nous pourrions qualifier d’anthropologique. Dans le stade du miroir le JE n’est jamais lui-même. Chez Lacan il devient le symbole de la condition humaine. L’homme, et plus seulement l’enfant, parce qu’il se découvre un corps dans le miroir qui lui permet de créer un JE pas totalement assimilé, est un être fondamentalement déchiré. La notion de stade n’a plus du tout la même valeur que chez Wallon, chez qui le stade n’est jamais dépassé, dans son principe il est « cumulatif », c’est-à-dire que chaque stade offre de nouvelles capacités mais aucun stade n’est complètement résolu, maîtrisé. Le stade du miroir n’est ainsi jamais clos.
Ce texte marque l’entrée de Lacan en psychanalyse car il se dégage d’une lecture psychogénétique du stade du miroir, ou du moins, il ouvre une autre dimension, car il est au seuil de ce que Lacan va développer ultérieurement, le nouage entre les trois registres, du Symbolique, du Réel et de l’Imaginaire.
[1] Le contenu exact de cette première communication de 1936, dont le titre original était « le stade du miroir, théorie d’un moment structurant et génétique de la constitution de la réalité, conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique », a été perdu. Le texte remanié a été publié dans la Revue française de psychanalyse, n°4, oct-déc. 1949, pp. 449-455 et repris dans les Écrits. Souligné par J-P. Lucchelli, Autisme quelle place pour la psychanalyse, Éditions Michèle, 2018, p. 76.
[2] Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, le complexe d’intrusion » , Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 41.
[3] Lacan, J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 93-100.
[4] Lacan désignera son entrée dans la psychanalyse ainsi : « chacun sait que je suis entré dans la psychanalyse avec une balayette qui s’appelait le stade du miroir... » Lacan, J., Le Séminaire, livre XV, leçon du 10 janvier 1968, inédit.
[5] Henri Wallon, philosophe, neuropsychiatre, psychologue, pédagogue et homme politique. Il devient membre de la SFIO en 1931, puis adhère au PCF en 1942 à la suite de l’exécution de Georges Politzer. Il quitte son laboratoire pour ne pas être arrêté sur ordre de la Résistance. Il est successivement Ministre de l’Éducation nationale sous Charles De Gaulle, puis élu député communiste de 1945 à 1946, et bien d’autres missions sont à son actif.
[6] Wallon H. Les origines du caractère chez l’enfant, texte paru en 1934 réédité en 1949. Les articles de ce livre sont parus dans le Journal de Psychologie, n° de novembre-décembre 1931 et de novembre-décembre 1932.
[7] Nous renvoyons à : Widlöcher D., « Wallon et Freud », Enfance, n° thématique : Centenaire d’H. Wallon, 1979, disponible sur internet.
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